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Bourg-Malau
7 janvier 2013

9- Le rituel

Funeste nuit.

C’est le soir de la Samain, le moment de l’année où le monde bascule sur sa face d’obscurité.

Dois-je le dire ? Ma vie bascule aussi. Je sens quelque chose de sombre, je ne sais pas si c’est en moi ou autour de moi, mais je sais que ça ne me quittera pas. Jusqu’à maintenant, ma petite vie n’a été ponctuée d’aucun relief. J’ai mis un plaisir d’enfant à me ménager des airs d’aventure, que ce soit au collège ou dans ma cachette souterraine. Mais ce soir, on ne joue plus, je fonce dans l’inconnu, je brave le danger pour de bon. Pourtant, je n’ai pas peur, je ne sais pas pourquoi, je suis simplement inquiet, comme quand on sait qu’on est parti en oubliant quelque chose mais qu’on ne se rappelle pas ce que c’est. C’est la cruelle ironie de l’âme humaine : je sais que je ne sais pas et je scrute ce recoin sombre en espérant voir quelque chose en surgir. Et ça ne vient pas.

Ce soir, je n’ai pas le temps de creuser davantage ces réflexions, je dois tromper la vigilance parentale. Je parviens aisément à me faire passer pour malade auprès de mon père et de ma mère. Je mange à peine, mimant la fatigue, la fièvre, les nausées. Voûté, caché sous plusieurs couches de laine mais grelottant, je traîne mes pieds jusqu’à ma chambre. J’attends encore quelques minutes pendant lesquelles je mets au point le subterfuge le plus idiot et le plus répandu qu’on connaisse : un traversin sous les couvertures remplaçant le corps allongé, et une cassette audio reproduisant en boucle la respiration du dormeur.

Tout cela est superflu, je sais que mes parents ne viendront pas s’enquérir de mon état. Je ne sais pas ce que nous faisons sous le même toit. Dans le noir, j’entends mon père au salon qui s’époumone sur moi, le bon à rien, le mauvais en tout, le traîne-savate. Ma mère n’ose pas répondre, elle se terre dans la cuisine, elle attend comme moi que la télévision siphonne son attention jusqu’à le laisser avachi dans le canapé, endormi au dernier degré.

Je passe enfin dans mon repaire par la trappe dissimulée sous mon lit. Pour gagner du temps, j’ai enfilé à l’avance une partie de mon costume dont on ne voyait nulle trace sous mes oripeaux de moribond. Il ne me reste qu’à me cacher le nez sous mon écharpe rouge et filer chercher Hadrien.

J’enfourche le Pétarou et remonte à toute vitesse le tunnel qui débouche sur la côte des Bas-Plateaux. Je sens l’adrénaline électriser tout mon être, le souffle court, heureux de fendre la nuit, libre ! Chaque accélération m’éloigne de chez moi et c’est comme un poids en moins à chaque fois.

Arrivé à Révaux, je découvre que mon acolyte ne s’en est pas sorti aussi bien que moi. En vue d’une meilleure crédibilité, il a avalé tout l’après-midi des litres d’eau. Plein comme une outre, saturé, frigorifié, la tête en tourbillon, il espérait jouer au mieux son rôle d’enfant malade. Sa génitrice a entrepris de le soigner avec une bonne soupe bien chaude, mais ce fut le bol de trop, car il a fini la tête dans la cuvette des latrines. Sa chère mère, affolée de voir tant de liquide s’échapper du jeune corps de son rejeton, a craint pour sa vie et l’a emmené aux urgences.

Quand j’arrive à son domicile, ils viennent de partir. Nous devions nous retrouver sous la fenêtre de sa chambre. C’est là que je trouve, pendue à un fil, une lettre rédigée à la hâte dans laquelle il m’informe de son involontaire défection.

« Il n’y a pas de temps à perdre, bonne chance mon vieux », a t-il écrit en guise de salut.

Je suis donc seul en selle, seul en scène. Je repars sans hésiter. Il ne me faut que quelques minutes pour arriver aux abords du sentier de la fontaine aux corneilles. Le Pétarou est à l’abri en bas de la côte qui mène au cimetière.

Je m’en tiens à notre plan.

Mon approche me rappelle mon rêve, tout à coup. Là, au milieu d’une nuit de pleine lune, je me rends compte que cette forêt est celle que j’ai parcourue en songe quelques semaines auparavant. Malgré moi, je scrute la pénombre à la recherche de l’animal qui me servit de guide. Nulle trace. Pourtant les lieux sont les mêmes. Le froid nocturne marque une autre différence avec mon rêve. Sans bruit, je continue ma route. Arrivé à la grande pierre plate, je ne trouve personne. Il est environ 22h00, il me faut encore patienter jusqu’à minuit.

Caché derrière un buisson qui borde la clairière, perdu dans les ténèbres avec mon costume noir, je reste aux aguets. J’écoute les bruits de la nuit, le vent dans les branchages dégarnis, les pas des cervidés, les frottements des rongeurs sur le tapis de feuilles mortes. J’entends aussi mon propre cœur, palpitant et grelottant au début, puis de plus en plus calme, calé sur le rythme du bois et de ses habitants, comme si je me fondais dans la nuit.

Plus d’une heure a passé, la lune est cernée de gros nuages, l’obscurité complète me guette, de même qu’un froid grandissant. Je combats l’engourdissement et le sommeil en changeant fréquemment de position : tantôt accroupi, tantôt debout, sur un pied, puis l’autre et ainsi de suite. Je compte trente secondes à chaque fois, ce qui me donne une idée précise du temps qui s’écoule et m'aide à combattre le froid.

Au loin, à l’opposé de ma position, une lumière vacillante approche. C'est une torche électrique dont le propriétaire se fraie un chemin entre les arbres. Quelle n’est pas ma surprise quand je reconnais Ivan Graillon ! Le conseiller principal d'éducation est drapé dans une chasuble blanche, il porte au côté une petite besace dont il sort un pot en grès et cinq gros cierges.

Il allume ces derniers qu'il dispose en ligne sur la pierre plate. À la lueur des petites flammes, il décrit un cercle autour de la pierre en répandant la poudre blanche contenue dans le pot en grès. Je réprime un frisson à l'idée que ce sont là les os de Christelle Trousset broyés finement. À regarder de plus près, à la clarté lunaire, cela ressemble davantage à de gros grains de sel.

Graillon accompagne son geste d'un murmure chanté. D'où je suis, je ne peux pas en saisir le sens. Son souffle fait de petits nuages de buée dans les lueurs des cierges. Puis il range le pot dans sa besace qu'il a pris soin de laisser en dehors du cercle, et entame une nouvelle mélopée tandis qu'il place les chandelles selon un ordre qui m'échappe également.

Le rituel m'importe peu. Je songe un instant à Hadrien qui en aurait compris toute la teneur : le cercle de sel protecteur, l'incantation, les bougies qui forment une croix spécifique. Mon esprit, mes sens ne sont qu'attente. Je guette les ténèbres à la recherche d'un complice de Graillon qui amènerait Christelle Trousset pour la livrer au sacrifice.

Le CPE achève ses préparatifs en sortant du cercle. Il en fait le tour, regarde le ciel pour s'orienter, puis efface du pied une partie du cercle en direction de l’est. Il revient au centre, monte sur la pierre, et fait brûler un cône d'encens à ses pieds.

Les bras levés, les yeux fermés, il se met à chanter plus fort, d'une voix grave. Il emploie un langage qui ne ressemble à rien de ce que je connais. Puis le vent se lève, comme jailli du sol, un vent qui fait tourbillonner les feuilles mortes autour du cercle sans le pénétrer. Le ciel s'assombrit tout à coup. Là haut, par le trou laissé par les arbres de la clairière, je vois des centaines de corneilles s'amasser sans bruit et fondre sur Graillon dressé sur la pierre. Il continue son chant, de plus en plus fort, exalté par l'effet produit. Les oiseaux se posent à l'intérieur du cercle, sages comme un régiment.

C’est alors qu’un brouillard verdâtre sort de la flaque derrière la pierre. Circonscrit au cercle, il monte lentement et masque déjà les corneilles. Je sens la situation m'échapper. Nulle trace de Christelle Trousset. Je perds patience et je crains un tour de passe-passe au terme duquel le phénomène s’évanouirait ainsi que ses participants.

Je crains également que le mal n'ait déjà été fait. La Samain, selon les sources, peut durer trois nuits avant et trois nuits après le jour des morts, pour se préparer à la période sombre de l'année. Je tiens ces informations d’Hadrien, et ses connaissances me font cruellement défaut à ce moment de la mission.

Cependant, nous avons convenu que l'opération coup-de-bec impliquerait un peu de rentre-dedans, et c’est ma spécialité. De plus, je ne supporte plus le froid, il me faut me réchauffer. Alors, discrètement, je contourne la clairière et reviens à la décharge juste derrière le chemin en provenance du cimetière. Je remarque au passage qu'en quelques mètres à peine il n'y a plus ni vent ni brouillard. Je prépare une torche avec un bout de bois sec et un morceau de chiffon trempé dans un bidon d'huile de vidange abandonné tout près. Je prends dans mon sac le briquet que j'ai dérobé à mon père, au cas où, car, comme dit l'adage : « homme sans feu… mange cru. »

De retour à la clairière, je constate que le brouillard a gagné de la hauteur, et Graillon n'est présent que par sa voix. Il hurle à présent. Une lumière surnaturelle émane du cercle à travers les vapeurs verdâtres, quelques volutes s'échappent du côté oriental où il a rompu la ligne blanche.

C'est par cette brèche que j'entreprends mon assaut. J'allume ma torche tandis que je franchis le cercle, mais je m’arrête net.

C'est comme plonger dans une baignoire d'eau froide.

En un éclair, je suis frappé par l'air glacial qui pénètre jusqu'au tréfonds de moi-même. Dans la brume verte, le monde extérieur s'abolit, je perds tous mes repères. Déterminé à mener à bien ma mission, je rassemble toutes mes forces et mon courage.

Balayant l'air de ma torche, je parviens à dégager un peu de visibilité autour de moi. Aussitôt les corneilles qui m'environnent crient et s'envolent avec frénésie. Leurs battements d'ailes chassent le brouillard mais assombrissent ma situation. Je dois avancer dans une cohue noire et stridente, harcelé de coups de bec, de coups d'ailes, griffé par les serres, mais relativement à l’abri sous ma capuche et mon écharpe, mes gants.

Dans le feu de l’action, plus d'une corneille s'enflamme au contact de mon flambeau. J'apprécie de voir l'atmosphère se réchauffer un peu, bien que je déplore la souffrance des volatiles. De mon autre main, j'ai saisi l'un d'eux et m'en sers de fléau. Très vite l'animal n’est plus que charpie, tant je tape dur. Je parviens ainsi jusqu'à la pierre. Graillon est plongé dans une extase qui lui fait ignorer mon approche. Il hurle encore quand je le fais tomber de son piédestal et lui braque la torche au ras du visage. Les oiseaux se réunissent au centre et fusent vers la cime des arbres avant de se disperser loin au-dessus de la canopée.

« Où est-elle ? » je crie à l'apprenti sorcier. « Où est Christelle Trousset ? Réponds ! ». Tout respect envers un membre de l'encadrement périscolaire semble superflu, j'ai abandonné le vouvoiement.

« Qui es-tu ? » demande Graillon en sortant de sa transe. Il arbore un sourire béat. « Ta voix… qui ? Tu ne serais pas au collège, toi ? »

« Réponds Graillon ! » J’approche le flambeau de son visage pour lui faire sentir ma détermination.

« Oh les menaces ne sont pas nécessaires, je veux bien te dire où elle est… mais il est trop tard, mon petit. »

Sans prêter la moindre attention à la flamme qui peut embraser d'un coup sa chasuble et le transformer en torche humaine, il se relève, époussète les feuilles et la terre dans son dos, et pointe du doigt devant lui. Je suis du regard la direction indiquée et me frappe de stupeur : en pénétrant dans le cercle, j'avais cru dissiper le brouillard par mes moulinets, en réalité la brume s'est échappée par l'ouverture dans le cercle et se dirige presque en ligne droite vers le fond de la vallée. Elle disparaît à ma vue dans la nuit, entre les arbres de la forêt.

Je me tourne à nouveau vers Graillon pour le menacer de mon brandon.

« Regarde ! » dit Graillon toujours joyeux en montrant le ciel. « Tu vois ces deux grandes ailes noires ? Elle est plus grande qu'une corneille, n'est-ce pas ? On dirait presque un corbeau... Mais c'est elle ! C'est Catubodua ! »

Selon mon impression du moment, Graillon est devenu fou.

« Je te parle de Christelle ! Au diable tes oiseaux de malheur ! Où est-elle bon sang ! »

Soudain, Graillon semble revenir à lui. Le sourire extatique s'efface de son visage, il me fixe quelques instants en silence.

« C'est elle », dit-il posément, « elle EST Catubodua. Il y a deux nuits de cela, le grand maître lui a fait prendre sa forme accomplie. Elle ne sera plus jamais une basse mortelle. Elle volera à jamais à la frontière d'ici et de là-bas. Tu n'y peux rien, à moins de pénétrer dans le Sidh et d'en ramener son enveloppe corporelle. »

« De quoi parles-tu à la fin grand dadais ! »

Graillon s’exalte à nouveau.

« LE SIDH ! Le monde des esprits ! L'autre monde, le monde des morts, le monde des DIEUX ! Tu ne pourras pas y accéder, seul un élu le peut… l'entrée n'est pas là, elle est sur le domaine du grand maître... »

« Qui est le grand maître ? »

« Le grand vate, il est l'élu, tu ne le sais donc pas ? C'est lui, lui qui a le pouvoir, il est l'héritier... »

« Où est-il ? » dis-je, abandonnant l'idée d'obtenir un état civil complet de la part d'un illuminé.

Graillon me regarde encore un instant. Ses yeux sont absents, c'est comme s'il ne me voyait pas, comme s'il avait à nouveau plongé dans sa rêverie. Enfin il pointe à nouveau la direction qu'a prise la brume verte. Je me lance à toutes jambes vers l’est. Je fonce à travers bois, passant à travers les taillis et les buissons comme un bulldozer. Un phénomène inexpliqué se propage vers les habitations, personne ne le sait sauf moi, je suis le seul à pouvoir faire quelque chose mais je ne sais pas quoi. Et pourtant je cours au devant du danger, rien ne m’arrête.

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