Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Bourg-Malau
18 avril 2013

16- Combat de coqs

Ce vendredi, à la récréation de 10h, Rémi Bourrat réussit l’exploit de fondre sa masse dans la grisaille de la cour de récréation. Ce garçon si grand et si large a disparu dans la foule anonyme des collégiens, suite à un événement qui fait diversion.

Depuis le matin, une rumeur circule au sujet d’un nouvel élève en classe de 3e. Tous les regards tendent vers la partie haute de la cour, généralement occupée par les élèves de 4e et de 3e, mais une muraille féminine empêche toute visibilité pour les « petits » de 6e et de 5e.

C’est que le nouveau, Julien Wouter, rencontre pour la première fois le bellâtre du bahut : Clément Aldric.

Ce dernier affiche déjà une belle carrière de séducteur. Grand, athlétique, les cheveux courts et les yeux d’un noir profond, il attire sur sa personne des regards d’envie parmi les filles, tous âges confondus. Certains disent même qu’il aurait eu les faveurs de Madame Lachaux, sulfureuse professeur d’anglais.

On a cru également pendant un moment qu’il était le héros encagoulé qui avait sauvé Christelle Trousset, mais les premières apparitions d’Esox Lucius en plein jour avaient mis les choses au clair : Clément Aldric était bien en vue au milieu de la cour, et l’on pouvait voir que le justicier en noir était plus petit. L’image du beau garçon n’en fut pas altérée, même si son amour-propre fut blessé de voir quelqu’un lui voler la vedette.

C’est cette même rancœur que l’on peut voir sur son visage, ce matin. Son menton pointe durement vers Julien Wouter, le nouvel arrivant. De taille égale, il affiche une autre forme de beauté : cheveux longs bouclés, le corps mince et le pas léger, il diffère du Brummell local par un air romantique, des yeux bleus rêveurs, et une pointe d’exotisme, car il débarque tout droit d’Angleterre.

On sait que juste après sa naissance, ses parents sont partis de l’autre côté de la Manche, où il a grandi dans le quartier de Kensington. Il est allé à l’école française et revient en France avec un léger accent qui rehausse un peu plus son allure de poète.

En une seule matinée, il a conquis presque tous les cœurs de ces demoiselles en quête de nouveauté. Les garçons, moins sensibles, lui font bon accueil avec leur indifférence habituelle.

Quant à Clément Aldric, il doit absolument marquer son territoire. Dans un lieu tel que le collège, chacun doit lutter pour conquérir sa place, et la garder. Les caïds se battent à coups de poings et les gravures de mode se battent à coups de peigne. Entre les deux, les débiles et les défigurés subissent leur dictature et se contentent à différents degrés des postes de premier-de-la-classe, bouffon, souffre-douleur et autres. Clément Aldric tient à sa place de « plus-beau-garçon-du-bahut », même si sa carrure lui permettrait de briguer celle du « plus-fort » qu’il laisse volontiers à Aurélien Lepetit, le frère aîné de Romain.

Pour l’heure, Julien Wouter, marchant sur l’air, les bras le long du corps et la tête ailleurs, se trouve malgré lui poussé par un groupe de collégiennes vers le banc officiel de Clément Aldric. La rencontre est imminente, les observateurs extérieurs attendent l’impact.

 *

« On y est bientôt, ça va chauffer » me dit Hadrien Venceslas.

« Tu parles des deux coquelets ou de demain soir ? » je demande avec un sourire.

Nous sommes perchés en haut des marches des issues de secours de la cantine et dominons la cour basse. C’est notre lieu de rencontre pour discuter de nos « affaires ». Depuis la nuit de la Samain, Hadrien a décidé de rester en retrait des opérations et de me soutenir en qualité de « consultant pluridisciplinaire ».

« Je ne suis pas du genre à donner des coups de pied sur le côté » a t-il dit un jour, mystérieusement. J’ai compris plus tard non sans fierté qu’il traduisait littéralement « side-kick », le nom générique des acolytes de super-héros.

Pour revenir à ce fameux soir de la Samain, il s’agissait d’un soir de pleine lune, et Hadrien a estimé, bien avant l’obscur savant cité dans le journal, qu’une corrélation géophysique avec les forces magnétiques des pierres et le passage de la Mare a concouru à la formation de ce que nous appelons l’Arc. Le phénomène, une traînée de lumière argentée, a disparu avec la décroissance de l’astre. Hadrien en a conclu qu’il fallait se tenir prêt pour la prochaine phase, vingt-neuf jours plus tard.

Et il a vu juste.

Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, l’Arc reparut dans la vallée. Charles Darlet trônait dans son armure de cuir devant la porte transcendantale au fond du jardin de la Villa Nemeti. Le gros homme enchaînait les rituels et les incantations. Le Conseiller Principal d’Education Graillon, encapuchonné dans sa chasuble, l’assistait mais semblait très affaibli. C’était d’ailleurs la première fois que nous le revoyions après la Samain, il n’est revenu au collège qu’au début de janvier, encore très amoindri.

Allongés sur les plus hautes branches d’un arbre en bordure de la propriété, Hadrien et moi les épiâmes jusqu’au petit jour quand l’Arc disparut. Selon mon acolyte, de plus en plus expert en ésotérisme, il n’y avait pas lieu d’intervenir. Darlet et Graillon jouaient les apprentis sorciers, essayant telle formule avec tel rituel, variant les combinaisons sans résultat. De notre affût, nous avions l’impression d’observer des indigènes dans leurs danses de shamans.

Aux pleines lunes suivantes, ils recommencèrent, danses et prières tout au long des nuits froides de l’hiver. Cependant, l’aube du 27 février pointait et nous nous attendions à rentrer chez nous quand quelque chose se produisit. Le dernier rituel semblait avoir marché puisqu’une petite pluie d’étincelles jaillit de l’Arc. Puis, comme un cachet d’aspirine effervescent, le scintillement se dilua dans le petit jour.

« Cette fois ils vont arriver à quelque chose, c’est sûr » dis-je en tapant nerveusement dans un caillou qui encombrait notre coin à palabres.

Nous avons dépassé de quelques jours l’équinoxe de printemps, le moment de l’année où le jour et la nuit ont la même durée, forcément un moment important pour un rite druidique. Je frissonne à cette idée d’être conscient que ma vie bascule au même rythme que l’axe de la Terre.

« L’équinoxe est plus liée au soleil qu’à la lune, mais tu dois te tenir prêt, tu t’es entraîné depuis plusieurs semaines à affronter ce qui va arriver » déclare Hadrien. Il reste toujours calme, analysant les choses avec flegme. Véritable rat de bibliothèque, fouinant dans les réserves et les archives de la région, il a commencé à se constituer une sérieuse documentation sur les rites celtiques, druidiques, sur les forces occultes et les phénomènes étranges.

« Darlet cherche à communiquer avec une entité de l’Au-delà pour capter une puissance quelconque. Ce n’est pas du spiritisme amateur, même s’il se débrouille mal. Graillon fait office de barde pour les incantations, la caution administrative, Darlet se réserve le rôle du vate, le devin, le mage... Mais la conjonction de l’eau, de la lune et des pierres va lui ouvrir une porte vers ce qu’il cherche… »

Hadrien réfléchit à voix haute, je ne suis même pas sûr que mon avis l’intéresse dans ces moments-là. Je lui demande quand même pour la énième fois :

« Et que cherche t-il ? ».

Hadrien regarde longuement ses chaussures, puis il dit, toujours songeur : « je ne suis pas sûr qu’il le sache lui-même… »

Nous avançons donc à l’aveugle, et cette perspective de partir en guerre contre l’inconnu réveille en moi un sentiment mêlé de crainte et d’excitation.

Nous n’en savons pas plus au sujet de Jonathan Ramiot. Le jeune homme a été retrouvé mort dans les bois, vraisemblablement près de la fontaine aux corneilles. Pourtant, j’ai pu le voir à trois reprises jusqu’au soir de la Samain, il était dans la véranda et m’a indiqué le chemin à suivre pour rejoindre l’Arc.

C’est à nouveau Hadrien qui formule des hypothèses. Selon lui, une mort violente peut conduire l’esprit d’un défunt à errer parmi les vivants. J’ai attendu une nouvelle apparition, mais rien n’est arrivé. Hadrien suppose que son âme est circonscrite à l’enceinte de la demeure de Darlet, sans qu’on puisse savoir pourquoi. Je me maudis de ne pas avoir pu entrer dans la Villa l’autre soir. J’ai pu ouvrir la porte avec le passe-partout que j’ai pris aux cambrioleurs, mais l’alarme m’a effrayé. Jonathan a bien l’éternité devant lui, mais je voudrais faire quelque chose pour lui. Je voudrais agir, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment que je lui dois quelque chose. Et puis il semble évident que Darlet est coupable…

 *

« Baisse les yeux ! » crie quelqu’un. La foule qui s’est formée dans la cour du haut commence à s’agiter.

« Baisse les yeux j’te dis ! »

Clément Aldric s’en prend à Julien Wouter. Ils sont désormais face à face. Clément s’est levé de son banc et Julien reste planté devant lui. Les prunelles noires du premier veulent percer celles azur du second. Le nouveau ne cille pas, ne bouge pas, comme une tour imprenable. Clément lui ordonne une troisième fois de baisser les yeux mais le résultat ravive sa colère, car Julien détourne son regard pour le poser sur Kahina Roland qui est restée assise sur le banc.

La jeune fille, titulaire de l’appellation « plus-belle-du-bahut », est la petite amie officielle de Clément. Au milieu des dangereuses rivalités qui opposent depuis toujours les demoiselles, cette distinction lui est échue malgré elle, sans lutte ni manipulation, ce qui accentue un peu plus son image de beauté pure et innocente. Certaines de ses rivales attirent sur elles les regards et les déclarations enflammées par un arsenal sophistiqué de breloques, atours chatoyants et déhanchés vertigineux. Kahina remporte les suffrages par sa simplicité, et cela fait grincer quelques jolies dents.

Quand Julien pose ses yeux sur elle, il ne peut s’en détacher, et Kahina lui rend son regard. Tous les témoins de la rencontre pourront l’affirmer : l’éternité s’ouvre dans un éclair, la terre marque une pause dans sa rotation, les respirations cessent, c’est le coup de foudre.

« Love at first sight » murmure Julien. Kahina lui sourit.

Depuis notre poste d’observation, nous ne manquons rien de la rencontre. J’imagine déjà l’expression devenir comme un mantra pour les séducteurs en herbe, la cour répercutant l’écho de dizaines de pré-pubères postillonnant des « lofat-feursaÿt » à travers leurs appareils d’orthodontie. Sans jamais un succès.

« Dégage ! » hurle Clément tandis qu’il pousse violemment Julien en arrière. Ce dernier est contraint de battre en retraite sans lâcher Kahina du regard.

« Tu n’y vas pas, petit poisson ? » me demande Hadrien sur un ton sarcastique. Il s’amuse de me voir partir à toute vitesse me changer dans les toilettes pour réapparaître en « justicier de cour de récré ». Hadrien n’accorde aucune importance aux brouilles et rixes de nos camarades, et tourne en dérision mon élan naïf de défense de l’opprimé.

« Ils n’ont pas besoin de moi » dis-je avec dédain.

Sa remarque est d’autant plus agaçante qu’il fait référence au surnom sous lequel j’agis, depuis que tout le monde sait que le nom savant du grand brochet est « esox lucius. » Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir, mais j’aurais aimé quelque chose comme Le Veilleur ou l’homme en noir. Pour tout dire, j’ai été tenté de me faire appeler Lucius à mes apparitions suivantes, mais je n’en ai pas eu l’occasion. Je veux tout de même répondre à Hadrien :

« J’ai fini par m’y faire, c’est comme ça qu’on m’appelle maintenant. Les héros ne choisissent pas, ils sont comme ils sont et font avec. »

Hadrien lâche un petit rire puis reprend aussitôt son sérieux.

« C’est une assez bonne définition du héros » dit-il songeur.

Publicité
Publicité
Commentaires
Bourg-Malau
Publicité
Archives
Bourg-Malau
Publicité