Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Bourg-Malau
30 janvier 2013

12- Bain de minuit

Darlet nous attend devant le cercle de pierres d’où part l’arc de force par lequel on pénètre dans le Sidh. Je suis resté de l’autre côté plus longtemps que je ne pensais car on entend les oiseaux pépier la fin de la nuit. La lune est passée derrière les arbres qui bordent la Mare, les cierges sont pour la plupart arrivés à leur terme. Le vent d’hiver me fait frissonner : peu de temps auparavant, je baignais dans la chaleur d’un soleil arcadien.

Le contraste est d’autant plus fort que je quitte l’attirance tentatrice des nymphes pour me retrouver flanqué de Graillon en caleçon et nez à nez avec le corpulent Charles Darlet tout caparaçonné. Et le choc est d’autant plus grand que Darlet retient Christelle Trousset en otage en maintenant le plat de son épée sous la gorge de ma camarade de classe.

La fatigue me gagne, les forces m’abandonnent, je sens les muscles de mes épaules s’affaisser.

« Qu’est-ce que tu veux Darlet ? » dis-je de guerre lasse.

« Je souhaite vous apprendre le respect, jeune homme ! » répond-il en se brisant la voix. « Vous pensez pouvoir faire ce que bon vous semble et freiner mon ascension, mais je vous apprendrai ce qu’il en coûte de s’en prendre à une personne de mon rang ! »

Graillon s’est traîné sur les genoux jusqu’à son maître. Il lui explique avec des gémissements les déconvenues rencontrées de l’autre côté.

« Il n’y avait personne pour vous accueillir ? En pleine Samain ? La conjonction est bonne pourtant ! La… la brèche s’est faite dans l’alignement du mégalithe ! Et du cromlech ! La rivière a canalisé les forces ! Tout ! Tout est réuni ! Graillon vous êtes un incapable ! Une moitié d’homme ! Vous… vous… merde ! » Darlet trépigne et s’étrangle, Graillon essaie de se justifier et ne reçoit que des reproches.

Je mets à profit cette querelle pour me rapprocher de Darlet et de Christelle qu’il tient à sa merci. Elle me voit faire et ne dit rien, elle tente même de faire se tourner le gros homme pour me soustraire de son champ de vision. Malheureusement, il se rend compte du subterfuge et, sans lâcher sa prise, braque son épée sur moi. La pointe touche mon sweat au niveau du cœur. Je fais halte.

« Vous y retournez ! Tout de suite ! Vous trouvez une dame fée et lui demandez d’accueillir un… un noble chevalier ! Ne revenez que quand ce sera fait ! Sinon elle mourra ! » Il remet son arme sous le cou de la jeune fille.

Je suis fatigué, extrêmement fatigué, harassé. Je ne peux réprimer un bâillement que Darlet prend pour une réponse.

« Très bien ! Alors elle mourra ! Et vous mourrez ! »

« Oh ça va ! Je bâille, c’est tout ! Vous aussi vous êtes fatigué ! Vous n’arrivez même pas à sortir une réplique digne de ce nom. Elle mourra, vous mourrez, nous mourrons… on ne menace pas avec des conjugaisons ! J’y vais, dans votre satané Sidh, mais ne comptez pas vous en tirer à si bon… à si bon compte ! Voilà ! Il y a une heure à laquelle on n’est plus spirituel, moi aussi j’ai perdu l’esprit ! Plus une goutte ! Voilà ! »

Darlet est surpris et reste indécis pendant un bref instant. Graillon gémit toujours à ses genoux.

« Il faut lui donner le talisman alors, maître ! Et il faut faire vite, le jour se lève, le passage va bientôt se refermer ! »

Il retire le pendentif qu’il a autour du cou et me le tend.

Je le prends.

Je suis dans un état second, dans une torpeur terrible. Les paroles de Graillon ne suscitent aucune réaction en moi. Je me dirige vers un passage dans un au-delà qui va bientôt se refermer. Il pourrait ne se rouvrir que l’année prochaine, si quelqu’un s’en donnait la peine, en sachant que le druidisme n’a plus vraiment d’adeptes au royaume des vivants.

Je franchis pourtant le seuil de l’arche, et je sens une chaleur irradier sur ma poitrine à l’endroit du talisman, puis la lumière blanche tout autour m’emporte et se dissipe aussitôt. Je vois la ville autour de moi, les premières lueurs derrière les Bas-Plateaux puis le vent dans mes oreilles.

Je tombe.

Encore.

Je tombe de la hauteur des arbres. Je traverse à nouveau des branchages, je n’ai pas le temps de distinguer d’où viennent des craquements douloureux car ma dernière sensation est le contact de l’eau froide de la Mare.

A mon réveil, je suis debout, trempé, gelé, Christelle Trousset vivante près de moi et mes ennemis en face, trempés et transis.

Avec le recul, je me souviens d’avoir eu l’impression que le flot me traversais tandis que j’étais immergé. J’ai également le souvenir vague de deux grands yeux, un regard qui n’était pas humain.

J’étais pourtant inconscient mais là, dans l’eau de la Mare, quelque chose est arrivé. Au fond de moi-même, je sais que je me suis noyé, que l’eau a rempli mes poumons. Alors quoi ? Ces deux gugus m’ont sauvé ? Ca m’étonnerait.

Au-dessus de nous, l’arc de force a disparu dans un éclair, laissant à la place une trace, une lumière d’argent qui enjambe la vallée, tel un aqueduc céleste.

Sans réfléchir je prends la main de ma camarade et nous quittons les lieux. Darlet et Graillon restent immobiles. Nous remontons l’allée bordée de statues, les flambeaux brasillent encore dans l’aube naissante. A la fenêtre du petit bureau au deuxième étage de la villa, la silhouette du jeune secrétaire nous regarde passer, il sourit.

Nous sortons de la propriété et rejoignons le Pétarou dans l’impasse Saint Jacques. Par chance, mon bolide n’a pas subi de gros dommages. La roue avant est voilée et le réservoir couvert de rayures, mais je peux le remettre en marche. Je ramène Christelle Trousset chez elle, quelque part dans les résidences des Bas-Plateaux.

La lumière dans le ciel s’estompe au fur et à mesure que le jour se lève. Il fait un vrai froid d’hiver, quelque chose dans l’air a changé, l’année a basculé dans sa période sombre.

Les arbres humides des bords de Mare et à travers champs, les prairies et les vieilles ruelles, tout a un air de Mortefontaine.

Je suis encore mouillé et je lutte pour ne pas m’endormir quand Christelle me fait le récit de mon bain glacial.

Elle se rappelle m’avoir vu disparaître dans l’arche lumineuse au niveau du sol puis réapparaître une seconde plus tard loin au-dessus des arbres qui bordent la rivière. Elle fut horrifiée de me voir tomber de cette hauteur et plonger dans l’eau malgré moi. Ils étaient restés sans bouger sur la berge, stupéfaits, puis Christelle s’était dégagée de l’étreinte de Darlet pour se rapprocher et voir s’il y avait quelque chose à faire. Elle me vit au fond de l’eau, une grande ombre allongée flottait près de moi. Peut-être un poisson ? Le courant me retint au fond du lit plus d’une minute pendant laquelle Christelle leur criait de faire quelque chose mais ils ne bougeaient pas. Puis je suis sorti de l’onde, sans aucune aide, sans aucun effort jusqu’à la berge, la capuche et l’écharpe bien en place. Je me dressai devant eux, Darlet, Graillon, et Christelle.

Elle me raconte tout ça et je n’en ai aucun souvenir.

Les apprentis sorciers prirent peur, je m’avançai alors vers eux et les aspergeai d’un torrent d’eau froide jailli de mes mains.

« Mais qui es-tu ? » demanda Darlet.

« Esox lucius ! » répondis-je à travers mon écharpe.

Christelle achève en me disant qu’elle vint à moi et qu’elle me prit le bras. C’est à cet instant que je repris connaissance.

Je sens qu’elle n’est pas tout à fait rassurée en ma présence. Je pourrais lui dévoiler mon identité, mais peut-être sera t-elle encore plus effrayée d’apprendre qu’elle a été sauvée par un enfant de son âge. De plus, cela jettera un malaise dans nos relations à la reprise des cours, quand auparavant nous n’en avions aucune. Enfin, des confidences impliqueront de prendre du temps à tout expliquer, et il faut que je regagne au plus vite mon lit avant que mes parents ne se lèvent. Je préfère revenir à une situation normale et garder un peu de mystère.

Etrange tout de même cette propension que nous avons, nous les garçons, à préférer se jeter dans la boue que dans une conversation.

« Merci… Lucius », me dit-elle timide sur le seuil de sa porte.

Publicité
Publicité
Commentaires
Bourg-Malau
Publicité
Archives
Bourg-Malau
Publicité