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Bourg-Malau
26 mai 2014

19- Un sport d’homme

Deux jours après l’opération Etincelle, la vie suit son cours au collège Paul Féval. Graillon ne paraît pas dans les couloirs, l’un des pions invoque la grippe saisonnière à une élève qui souhaite le voir. Quant à Darlet, Hadrien en a des nouvelles par le journal régional. L’air sombre, il me tend la feuille de chou devant les portes du gymnase où nous attend notre premier cours de la semaine. La journée est exceptionnellement belle, le soleil me fait plisser les yeux en se reflétant dans les pages du journal.

« Autrement dit, il se pourrait bien qu’Esox Lucius ait enlevé Christelle… » dis-je après ma lecture.

« …ainsi que le richissime Darlet », dit Hadrien.

« Mais quand ils verront qu’il n’est pas réapparu, ni vivant ni mort, et qu’aucune rançon n’a été demandée, ils seront bien obligés de m’oublier… »

« …à condition que tu te fasses vraiment oublier. »

« Pas question ! Si quelqu’un a besoin de moi, je serai là ! »

Hadrien lève les yeux au ciel et lâche un profond soupir de lassitude.

« Et imagine que Darlet ou Graillon reviennent ? » reprends-je sur les nerfs. « Eux ou autre chose d’ailleurs, on ne sait pas ce qu’il y a de l’autre côté, on ne sait pas ce qu’ils ont ouvert ! »

« Pour le moment il serait bon de se tenir tranquille, et je parle pour toi. Tu auras remarqué qu’ils ne parlent même pas de moi. »

« Comment ça ? »

« Nous étions deux sur le… » Hadrien hésite.

« … le Pétarou ? Effectivement, rien n’est dit dans l’article. Tant mieux, tu restes dans l’ombre de mon ombre. »

« Ce que dit la bouche d’un sage plaît, mais les lèvres de l’insensé le ravalent », dit-il sentencieusement.

« Tu cites encore l’Ecclésiaste, n’est-ce pas ? Rien de nouveau sous le soleil alors… »

J’espérais lui extorquer un sourire, mais Hadrien reste de marbre, comme d’habitude. Je reprends mon sérieux en entrant avec lui dans les vestiaires.

Simon de Carvalho vient de se changer mais reste assis sur le banc qui court le long du mur sous les portemanteaux surchargés. Il a les traits tirés, comme s’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours, sa peau mate a terni. Quand je lui demande comment il se sent, il me répond qu’il a juste un peu mal à la tête.

Une partie de moi sait qu’il y a autre chose. Mais Simon ne me laisse pas lui en dire plus et s’en va vers la salle de judo.

Le porte-document à pince dans les mains, le sifflet autour du cou, M. Lagrange nous attend au milieu des tatamis. Il est immense dans son survêtement noir avec des bandes blanches sur les coutures des bras et des jambes. Immédiatement, il nous fait partir en échauffement tout autour de la salle, au bruit sec du sifflet.

Le soleil tombe des grandes baies vitrées au sommet des hauts murs, si bien que la température monte rapidement.

« Bon ! » crie M. Lagrange après les étirements, « aujourd’hui, séance spéciale ! Nous allons faire une initiation à la lutte… »

Un murmure de protestation s’élève parmi les filles, vite étouffé par l’enthousiasme masculin.

« J’ai bien dit séance spéciale ! » reprend M. Lagrange, « car au terme de cette séance, la classe sera coupée en deux. En gros les filles iront faire des agrès avec Madame Sercot, et les garçons continueront la lutte ! »

Je donne un coup de coude de connivence à Hadrien sur ce jeu de mot involontaire, je veux surenchérir par un « la lutte des classes, ah ah ! », mais je vois à sa physionomie qu’il n’appréciera pas mon trait d’esprit à ce moment précis. Près de lui, Simon de Carvalho fait la même tête.

M. Lagrange doit voir la même chose que moi car il dit aussitôt, en se grattant l’entrejambe :

« Quand je dis les garçons, je parle de ceux qui se montreront aptes à ce sport, bien sûr les autres pourront aller faire des agrès avec les filles si ça leur chante… »

Echanges de regards narquois entre les plus virils d’entre nous.

« Et comme je veux aussi voir ce que vous valez individuellement, vous allez travailler deux par deux… »

« …jusque là c’est logique… » je glisse pour moi-même.

« … et c’est moi qui fais les binômes ! » dit le professeur.

Les filles sont appariées de façon aléatoire et vite mises dans un coin de la salle avec des mouvements simples à répéter, en attendant la fin du cours. Quant aux garçons, les duos se font en fonction des gabarits. Ainsi David Biron va avec Cédric Lorca, petit et léger comme lui. Sans surprise, Hadrien se retrouve avec Simon, même si le premier est maigrelet et le second trapu. Ce qui les rapproche est plutôt une réticence patente à ce genre de sport. Je suis encore à les regarder pousser un soupir de soulagement quand j’entends mon nom.

« Cléanthe ! »

M. Lagrange marque une pause pour consulter son porte-document.

« Avec Lepetit. »

Je vais devoir affronter Romain Lepetit, le caïd de la classe, successeur naturel de son frère Aurélien pour le titre de gros-dur-du-bahut. Je me souviens du coup de poing que je lui ai assené en pleine mâchoire quand je l’ai pris en flagrant délit de vol, c’était au mois d’octobre. Je me souviens aussi de toutes les fois où j’ai du intervenir pour l’empêcher de s’en prendre à ses semblables, comme la semaine dernière en cours d’Anglais. Une animosité s’est installée entre nous dès la rentrée de septembre, comme si nous savions instinctivement que nous sommes des antagonistes absolus.

« Porte-nawak ! » entends-je souffler Romain.

Je vois dans son regard le dégoût de se savoir lié à moi pour plus d’une heure. Il a les poings serrés et les maxillaires saillantes quand il me rejoint sur mon tatamis.

Je suppose qu’il voit en moi un arrogant, ou que sais-je ? Si Romain Lepetit a un penchant naturel pour les embrouilles avec n’importe qui, je sens néanmoins une haine particulière à mon endroit.

Le cours doit consister à apprendre les règles de base de la lutte libre, ainsi que certaines prises. Il est donc question de parvenir à mettre à terre son adversaire et de maintenir ses épaules sur le tapis, ou de le faire sortir du rond central. Tout cela doit se faire dans le calme et le respect des consignes de sécurité.

Au coup de sifflet nous nous empoignons et c’est la guerre entre Romain et moi.

Tout le monde nous regarde.

Les muscles tendus, les dents serrées, chacun pourrait tuer l’autre d’un simple regard s’il en avait le pouvoir. Je suis le premier à ouvrir les hostilités en le projetant par-dessus mon épaule. Il se redresse aussitôt et me saisit aux jambes. Je tombe lourdement. Au sol, chacun se démène pour avoir le dessus, nous roulons l’un sur l’autre de droite à gauche, puis de gauche à droite, jusqu’à ce que je réussisse à l’immobiliser avec mes jambes autour de sa taille.

J’entends autour de moi des encouragements. La plupart sont adressés à Romain.

Il s’arc-boute pour que son dos ne touche pas le tapis, puis fait une vrille en poussant un hurlement de rage. Je bascule en arrière et il me plaque au sol de tout son poids.

« J’t’ai eu ! » dit-il haletant. « Je sais qui t’es ! J’suis pas un demeuré, moi, tu vas voir ! »

Je suis vaincu, selon les règles de la lutte libre, mais quelque chose monte en moi qui semble être de la même nature que ce qui anime mon adversaire, et ce n’est au fond que de l’orgueil blessé. Je place mes pieds au niveau de son torse et détends mes jambes comme des ressorts. Romain est propulsé au dessus du sol, parcourt la largeur du tapis et s’écroule de l’autre côté de la zone de passivité.

Applaudissements de toute la classe, excepté Hadrien qui a son air de reproche quand je me fais remarquer au grand jour.

M. Lagrange donne du sifflet.

« Bon ! Ca suffit ! » crie t-il.

Mais Romain est déjà sur pied et se jette sur moi. M. Lagrange s’interpose.

« J’ai dit ça suffit ! Vous vous mettez chacun dans un coin ! Le temps de vous calmer ! »

Le professeur reprend le cours en donnant des instructions à chaque binôme. Quelques minutes plus tard, il nous appelle, Romain et moi. Nous savons que le moment ne sera pas une partie de plaisir, mais je sens que Romain ne regrette pas plus que moi notre empoignade, quelle que soit la sanction.

« Bon les gars ! Je suis plutôt satisfait de c’que j’ai vu, vous êtes pas des fous de compétition, ça s’est vu en cross, surtout toi, Maxime, mais vous avez la même énergie. Alors vous vous aimez pas, ça se voit, mais va falloir faire un effort les gars ! La lutte c’est comme le rugby, c’est un sport d’homme, et moi je vois que vous êtes des vrais gars, alors vous allez vous entraîner tous les deux, sans coups bas, et quand la manche est finie, elle est finie, ok ? Après y a le… mini-tournoi qu’on a organisé avec les autres professeurs d’EPS, chacun sélectionne deux de ses élèves pour y participer. On fait ça dans deux mois, alors on va bosser dur, parce que je sais déjà que c’est vous que je choisis. Je crois pas que mes collègues aient autant d’avance. Ok ? »

M. Lagrange attend de nous un sourire ou l’expression de notre fierté, de notre enthousiasme. Il n’a en face de lui que deux énergumènes qui se regardent en coin avec la conviction que l’un devra manger l’autre.

« Ca comptera dans la moyenne », ajoute t-il pour nous motiver.

Aucune réaction de notre part.

« Bon. C’est pas grave. On y retourne », dit M. Lagrange.

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