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Bourg-Malau
30 avril 2013

18- Le cri

Nous sommes samedi soir, ma mère s’endort devant une émission de variétés.

Je descends dans mon repaire par le passage sous mon lit. J’ai aménagé un éclairage avec des guirlandes lumineuses qui courent le long des galeries, ce qui donne un aspect à la fois étrange et merveilleux. Un frisson de plaisir me parcourt chaque fois que je descends dans mon antre.

Dans la grande salle, je reste un moment à méditer dans un gros fauteuil au cuir craquelé que j’ai trouvé un soir abandonné sur un trottoir. Pour plus de confort, je l’ai recouvert d’un plaid écossais. J’ai également installé de vieux tapis au sol et des tentures sur les parois terreuses, pour plus de chaleur. De l’autre côté de la grande table, une petite bibliothèque en bois s’est remplie peu à peu des rapports détaillés qu’a faits Hadrien de chacune de nos sorties. Tout cela ainsi que la documentation dont il s’est servie s’accumule petit à petit dans cette bibliothèque improvisée dans la grande salle de notre repaire.

J’entends au loin le bruit de la chute d’eau dans l’un des tunnels, tout est calme, immobile.

Je retrouve mon costume, mes accessoires, et le Pétarou flambant neuf.

Le moteur rugit dans le boyau étroit, la lumière du phare découvre les zones d’ombre le temps d’un clin d’œil. Juché sur mon destrier mécanique, je prends à pleine vitesse la longue galerie qui mène en droite ligne vers la sortie secrète de la côte des Bas-Plateaux.

Quelques minutes plus tard, Hadrien lâche un sifflement d’admiration en découvrant le Pétarou.

« Willy est monté à 130 avec », dis-je avec fierté.

Aussitôt le visage de Hadrien se rembrunit.

« C’est plutôt dangereux, et nous n’avons pas de casque, ni toi ni moi… »

Mon acolyte se montre une fois de plus un peu trop prudent, et ça m’agace.

« C’est maintenant que tu dis ça ? Tu crois que ce qu’on fait une fois par mois depuis le début de l’hiver, c’est pas dangereux ? »

Il fait la mou.

« Allez grimpe, cocotte ! » je lui lance.

« Je trouve que ton registre de langue a quelque peu souffert… » dit-il.

« Te caille pas l’raisin mon gros. »

Les ennuis commencent quand nous rejoignons la route départementale. Des gendarmes arrêtent les véhicules pour les contrôles d’usage. Le samedi soir est le moment idéal pour intercepter les jeunes gens à peine titulaires de leurs permis de conduire et si contents d’eux-mêmes qu’ils se lancent sur les routes vers des fêtes alcoolisées.

Le barrage est placé juste à la sortie de Révaux.

« Oh non ! » crie Hadrien derrière moi. Mais ce n’est pas par peur du gendarme, c’est qu’il commence à me connaître.

Je roule normalement jusqu’à eux, puis, au premier signe qu’ils font de me rabattre, je mets les gaz. Le Pétarou fait un bond en avant, et nous dépassons les autorités. Peu habitués à ces méthodes, ils mettent du temps à réagir. Néanmoins, deux sirènes me viennent aux oreilles. L’aiguille du compteur dépasse le deuxième zéro du « 100 » et je suis déjà arrivé au carrefour de la route de Montilliers. J’éteins le phare et m’engage habilement sous les arbres du vieux chemin par lequel on gravissait autrefois la colline. Nous sommes deux silhouettes noires sur un véhicule noir cachées dans la pénombre. Les deux motards qui nous poursuivent passent sans nous voir.

Hadrien me donne une bourrade dans le dos, en signe de désapprobation absolue.

Je mets la lumière en basse intensité et ressors discrètement. Nous arrivons à Bourg-Malau par le nord, du côté ouest de la Mare. L’Arc de force se reflète dans les rayons de lune et enjambe la vallée jusqu’à la Fontaine aux Corneilles cachée quelque part sous les arbres, dans les hauteurs. Je gare le Pétarou au fond de l’impasse Saint Jacques.

« Au fait ! » s’écrie Hadrien en se frappant le front, « on n’a pas donné de nom à notre mission ! »

Je pouffe de rire en guise de réponse.

« Opération étincelles », dit-il sans prêter attention à mon hilarité.

Il y a déjà eu l’opération coup de bec, puis les missions de surveillance 1, 2, 3, et ce soir, qui promet d’être tout sauf calme. En ce qui concerne mes interventions en pleine journée au collège, Hadrien refuse catégoriquement de les consigner, estimant que ces faits n’ont aucune importance. Il préfère considérer tout cela comme des « exercices ». Les faits les plus remarquables sont simplement cités comme des « affaires », comme l’affaire Rémi-toupie, ou pour mes rondes de ville : « met en fuite des cambrioleurs », « livre un agresseur à la gendarmerie », à peine quelques mots laconiques en face des dates.

Je reprends mon sérieux en consultant ma montre. Il est 23h00. Depuis le bord de la rivière qui nous sépare de la propriété, nous voyons Charles Darlet venir de sa villa, suivi de Graillon en tenue de druide. Le duo a toujours quelque chose de grotesque. Le riche propriétaire, de taille moyenne, a un ventre énorme engoncé dans une armure de cuir, comme si un sumo avait voulu se déguiser en samouraï. Quant à Ivan Graillon, le CPE du collège, il semble bien frêle dans sa chasuble blanche, et sa haute taille le fait ressembler à un roseau dans le vent.

« Il va être difficile d’entrer sans te faire remarquer », dit Hadrien.

Selon notre plan, Hadrien reste en retrait pendant que je pars au front. Il se tiendra en observation de l’autre côté de la rive au bout de la propriété.

« Ne t’en fais pas », dis-je en regardant une fois de plus ma montre, « et ouvre l’œil. »

Comme au cours des lunes précédentes, je guette un signe de Jonathan Ramiot. J’ai compris avec le temps qu’il est venu à moi avec une extrême bienveillance, et que je n’ai pas à craindre son spectre. J’espère l’apercevoir, échanger un geste de sympathie. Aucun signe, ni dans la véranda, ni à la fenêtre du bureau. En outre, je dois porter mon attention ailleurs.

Du bruit se fait entendre de l’autre côté de la villa, vers la rue. Darlet et Graillon font demi tour pour aller voir de quoi il retourne.

« C’est le moment », dis-je.

Je mets le Pétarou face à la Mare. D’une simple pression sur l’un des boutons du guidon, j’actionne le grappin qui va se planter dans un arbre de l’autre côté de la rivière. Je franchis le cours d’eau en quelques secondes. Après un coup d’œil vers la véranda et la fenêtre du bureau, sans aucun signe du fantôme, je rejoins le cercle de pierre au fond du jardin, près de l’endroit où la Mare forme un coude.

L’Arc part du milieu des pierres et sa lumière argentée, reflet des rayons de lune, se perd au-dessus des arbres en direction du cimetière.

Darlet et Graillon arrivent à leur tour et, sans se douter de ma présence, entament une fois de plus leurs incantations. Des dizaines de bougies disposées tout autour éclairent les deux hommes agenouillés face à l’Arc. Ils ont déjà réussi à ouvrir un passage vers le Sidh, une sorte d’au-delà, mais ils n’ont pu réitérer l’opération lors des pleines lunes suivantes, jusqu’à la dernière au cours de laquelle un bouquet d’étincelles a jailli de l’Arc.

Comme convenu dans les objectifs que nous avons fixé avec Hadrien, j’interromps les apprentis sorciers en criant et en jaillissant de l’ombre :

« Fini de faire joujou avec les bougies, mes petits ! ». D’un coup de pied bien ajusté, j’envoie un gros cierge fuser au-dessus de leurs têtes.

Graillon tressaille. Darlet est plus réactif et dégaine aussitôt sa courte épée.

« Encore toi, avorton ! » grince t-il entre ses dents. Il se lance sur moi avec une telle énergie que j’en suis surpris. Un simple pas de côté me permet néanmoins de l’éviter sans problème.

« Continuez le rituel ! » ordonne t-il à Graillon et l’escogriffe s’exécute au milieu de notre agitation. Par ses moulinets, Darlet m’empêche d’approcher.

Quand Graillon en a terminé, l’Arc s’illumine un peu plus et un crépitement se fait entendre. Darlet se détourne et vient se placer face au phénomène. Je bondis alors et lui arrache l’épée des mains. Les deux hommes doivent reculer sous ma menace.

« Rendez-vous ! » je crie à travers mon écharpe, « je suis Esox Lucius, je suis la nuit, je suis énervé, rien ne m’arrête ! »

J’occupe l’espace entre l’Arc et eux. Quand je vois leurs yeux s’arrondir, je crois d’abord leur inspirer une réelle terreur, mais il n’en est rien : des tentacules de lumière s’échappent de l’Arc derrière moi, elles se ramassent en une forme immense et ondoyante. Quand je me retourne, j’ai l’impression de voir une langue d’une blancheur aveuglante. Cette forme se fige tout à coup puis s’abat sur moi. Armé de la seule petite épée de Darlet, je tente sans réfléchir une frappe à la manière d’un batteur de base-ball. Les yeux fermés, je sens quelque chose de lourd rebondir brutalement sur la lame : la forme est jetée dans la direction opposée. Elle se détache de l’Arc et disparaît de l’autre côté de la Mare.

Darlet et Graillon ne bougent plus, la bouche ouverte.

« Il peut faire ça ? » demande Darlet à mi-voix.

Graillon grogne en retour pour signifier les limites de son savoir.

Je les sors de leur torpeur en les menaçant à nouveau de l’épée. L’Arc continue de scintiller avec une grande intensité, on peut même percevoir comme un battement à l’intérieur, comme s’il était vivant.

Inspiré par ma rencontre avec Rémi Bourrat, j’ordonne à Graillon de ligoter Darlet avec la corde que je viens de tirer de mon sac à dos. Quand le gros homme est ficelé, je saisis la corde et d’une main je parviens à attacher Graillon dos à dos avec son maître.

« Si vous aimez tant que ça les bizarreries, allez donc les voir de plus près ! » dis-je tandis que je les attire vers la lumière de l’Arc. Ils hurlent et se débattent, mais je parviens à les pousser jusqu’au bord. Ils résistent encore, leurs yeux sont exorbités, leurs voix brisées. Je relâche la pression un instant pour les déséquilibrer et donne l’impulsion décisive pour les faire basculer. Ils disparaissent quelque part en dehors de ce monde, dans la lumière de l’Arc.

La nuit redevient silencieuse.

Silencieuse et froide.

*

Je reviens une fois de plus à cette question que n’importe qui pourrait poser. Toute personne sensée, ancrée dans les hauts fonds de la raison, et dont la vie tout entière repose sur le socle inaltérable de la causalité, une personne pétrie des sentiments purs de la simplicité, sans autre loi morale que l’impératif catégorique et la dichotomie bien pratique du bien et du mal comme deux contraires qui ne peuvent se trouver qu’une fois à la fois dans une personne à la fois, cette personne dis-je, disons « on » pour ne pas dire « doxa » ou que sais-je d’avilissant, « on » donc demandera : à quoi bon ?

Pourquoi se déchaîner contre des individus dont on ne connaît pas les desseins ? Méritent-ils de subir un sort sinon funeste, du moins incertain ? Y a t-il quelque chose de rancunier ou de revanchard dans mes actes ? Je ne puis me juger moi-même, je m’en remets à Dieu pour cela. Mais jugeons les actes et nous verrons : Darlet et Graillon sont liés d’une manière ou d’une autre à la mort de Jonathan Ramiot, ils ont enlevé et séquestré pendant plusieurs jours Christelle Trousset sans envisager de la relâcher, ils ont attenté à ma vie, selon Hadrien on peut même dire qu’ils m’ont tué. Je me demandais il y a quelques temps si j’avais vocation à être un redresseur de tort. J’y rechigne encore mais je crois que j’ai répondu ce soir à mes questions. Dans « justicier » il y a « justice », après tout, la différence est un numéro de funambule.

Et je suis là, au milieu d’une pelouse bien nette, sous la lune ronde et le ciel constellé, au pied de cet étrange arc-en-ciel monochrome. Je fixe ses reflets d’argent et ils m’inspirent une certaine sympathie, comme si nous étions faits de la même essence.

Rien ne vient, pas un signe des deux hommes.

Mais un cri de douleur s’élève derrière les arbres, de l’autre côté de la rivière.

Sans l’avoir jamais entendu auparavant, je reconnais ce cri.

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