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Bourg-Malau
30 avril 2013

17- Le Pétarou

Après les cours, et après avoir été déposé par le bus aux portes de Montilliers en haut de la colline, je file à toutes jambes chez Willy Ducros.

Je lui ai laissé le Pétarou pour une révision complète. Il a déjà fait plusieurs réparations, notamment après ma merveilleuse cascade pour pénétrer dans le parc de la Villa Nemeti.

« Pétard ! T’y es allé fort, là ! » avait-il dit en découvrant les dégâts. « La fourche est pliée, la roue a des coins, l’accélérateur se balance sur son câble… chapeau mon gros !  Mais dis donc ? Tu sais je vais plus à l’école mais je sais encore lire, hein ? Un gars bizarre sauve une poulette en mob, y paraît même que la mob elle avait une sale tête, et toi t’arrives deux jours après avec un engin déglingué que j’t’ai vendu tout neuf ? »

Pris de court, j’ai nié tout en bloc.

« J’ai dérapé dans le chemin du Bois-Vigile, c’est glissant par là-bas, avec les mousses, les feuilles mortes… »

« Mouais… arrête ton char, Ben Hur ! »

Willy a eu l’extrême bonté de réparer le Pétarou, si bien que j’ai pu l’utiliser lors de mes sorties suivantes pour aller avec Hadrien espionner Charles Darlet. Mais peu après notre dernière sortie, j’ai reçu un appel de Willy.

Il voulait que je lui ramène le Pétarou pour lui apporter des « modifications ». Je n’avais aucune raison de le lui refuser. Les jours ont passé et, à la veille de mon nouveau combat, je n’ai toujours aucune nouvelle. C’est la raison pour laquelle je me précipite chez lui ce vendredi soir.

Ses parents habitent dans l’une des maisons mitoyennes qui font face à l’école primaire de Montilliers. La demeure est quelque peu négligée, des tuiles du toit gisent en puzzle devant la porte depuis plus d’un an, de hautes herbes ont poussé entre les fissures du ciment au sol, et les pots de fleurs arborent des tiges jaunies et des feuilles racornies. Le pâle soleil déclinant ajoute au tableau des teintes de tristesse.

Je frappe à la porte, mais personne ne répond.

Je suis de plus en plus nerveux. Sans Pétarou, je dois me résoudre à aller à Bourg-Malau le lendemain soir en vélo, mon image de justicier motorisé va en pâtir. Il n’est pas sûr non plus qu’Hadrien fasse le trajet de chez lui. Enfin, je n’ai pas prévu d’économiser mes forces contre Darlet pour être en mesure de rentrer chez moi, car je ne sais pas à quoi m’attendre.

Je n’oublie pas que cette nuit-là, j’ai passé plusieurs minutes dans l’eau glacée de la Mare. Sans savoir pourquoi, j’ai survécu, et je n’ai pas été capable d’y voir plus clair par la suite. J’ai remarqué que mes sens se sont un peu aiguisés et que j’ai de meilleurs réflexes, pourtant il m’arrive encore de saigner en me coupant ou de bleuir en me cognant. Hadrien dit que le seul pouvoir que j’ai acquis c’est la confiance en moi. Il dit ça assez sombrement parce qu’il trouve que ma confiance penche dangereusement vers la « suffisance ».

Je frappe un peu plus fort à la porte de Willy Ducros, sans réponse. Le soleil passe derrière l’horizon, les réverbères tardent à s’allumer, la rue baigne dans le silence. Mon inquiétude grandit, je ne suis pas infaillible, juste un peu téméraire, mon esprit s’échauffe en songeant au lendemain soir. Je dois me résoudre à rentrer chez moi.

*

J’accueille toujours le vendredi soir avec soulagement, comme si toute la semaine avait tendu vers ce moment où l’urgence du lendemain cesse de hurler ses exigences. Les devoirs peuvent attendre, la vie peut commencer. Depuis quelques mois, je me sens investi d’une mission, que je dois réprimer pendant tout le temps que je passe parmi mes semblables. Avec l’arrivée du week-end et des vacances, je peux enfin me consacrer à ce qui donne du sens à ma vie. Le soir venant, c’est comme si je descendais dans un monde à moi seul familier, un monde où je peux enfin m’étirer, me dresser de tout mon être et exister.

L’absence de Willy ruine mon moral.

« Quelqu’un a appelé pour toi », me dit ma mère quand j’ouvre la porte de notre maison.

Mon cœur s’emballe.

« Willy ? » je m’écrie plein d’entrain.

« Simon » dit-elle sans savoir la déception qu’elle me cause. « Il voulait absolument te parler, il n’a pas dit pourquoi. Qui est Willy ? »

« Personne » dis-je sans cacher ma contrariété.

Cependant, ma curiosité se réveille et j’appelle Simon pour savoir ce qu’il a de si important à me dire pour que cela ne puisse pas attendre le lundi suivant. Sa mère décroche et j’attends qu’il vienne prendre le combiné.

« Maxime ? Merci d’avoir rappelé, je pensais pas que tu le ferais… »

« Tu voulais me parler ? »

« Oui, c’était pour te remercier, pour l’autre jour avec Fatima, j’ai bien failli exploser, je supporte plus les… »

« C’est rien, Simon, j’ai vu que ça n’allait pas, alors j’ai réagi, pas la peine de m’app… »

« Si si ! Tu sais pas à quel point ça me rend fou, je ne supporte plus d’être comme ça, mais je ne supporte pas non plus ces bruits, c’est dégoûtant ! Comment peut-on être aussi mal élevée ? »

« Du calme, Simon, trouve-toi des bouchons d’oreilles… »

« Oui, tu as sans doute raison… dis ça te dirait de venir chez moi demain après-midi ? J’habite à Bourg-Malau… »

« C’est gentil Simon mais j’ai… »

« …rue du Pont… »

« Quoi ? »

C’est rue du Pont que se dresse l’immense grille d’entrée de la Villa Nemeti Mon esprit revient encore et toujours à ma lutte contre Darlet, à mon problème de véhicule…

« Ecoute Simon, ça me ferait plaisir de venir te voir, mais pas demain. Par contre, peux-tu me rappeler demain après-midi ? J’ai un service à te demander. »

Simon est ravi de prendre rendez-vous pour le lendemain au téléphone.

A peine ai-je raccroché que la sonnerie retentit de nouveau.

« Dis-donc ça sonne occupé chez toi ! » dit la voix de Willy Ducros à l’autre bout du fil. « J’arrête pas d’essayer depuis t’à l’heure ! »

Je suis suspendu à ses mots, impatient de savoir si je peux récupérer le Pétarou.

« Ouais bah concernant la bécane, je préférerais qu’on se retrouve par chez toi. »

Une heure plus tard, à la nuit tombée, je danse d’un pied sur l’autre dans le chemin du Bois-Vigile qui longe le manoir du même nom. C’est une route complètement défoncée qui traverse un pan de la colline de Montilliers jusqu’aux champs qui recouvrent le versant oriental de la vallée de la Mare. La nuit est noire sous les arbres, le chemin se perd dans les ténèbres, je ne sens pas le froid glacial et inhabituel pour un mois de mars : je suis dans mon élément.

Willy arrive sur le Pétarou, s’arrête au milieu du chemin, et met la béquille. Il a laissé le phare allumé, mais il en baisse l’intensité en pressant un bouton sur le guidon.

Son air sérieux m’inquiète. Pourquoi ce rendez-vous secret ? Veut-il me soutirer de l’argent à l’abri des regards ? Pourquoi si près de chez moi ? En prévision, j’ai déjà repéré le trajet le plus court pour rejoindre ma cachette souterraine.

Il me serre la main sans quitter son air grave. Il mâche crânement son chewing gum, la bouche de travers, des nuages de buée s’en échappent.

« Sympa l’endroit ! Y a moyen de planquer une Batcave là-d’ssous ! Bon ! Désolé pour t’à l’heure chez moi, mais je voulais pas qu’on voit trop c’que j’t’amène, mon gros ! »

Puis, campé sur ses pieds, les poings sur les hanches, il me désigne du menton la mobylette.

« Vise un peu l’engin ! » dit-il avec fierté.

De fait, j’ai sous les yeux un Pétarou métamorphosé.

« Déjà, je te l’ai repeint, parce que ta peinture là, j’imagine que c’était pour pas être vu dans la nuit, mais t’as mis un noir trop brillant, moi je t’ai mis un noir…quoi… opaque ! On dit noir mat, j’t’ai fait une Bat-mob en fait. »

Je dois visiblement prendre le faux air de celui qui ne comprend rien.

« Oh fais pas semblant, va ! Bon si tu veux, on va faire comme si je parlais au subjonctif. »

« Au conditionnel, tu veux dire ? »

« C’est ça mon gros ! Alors imaginons que t’aurais besoin d’un engin… comment on dit ? Furtif ? Ouais, une bécane qui file comme l’éclair, et que personne peut dire après s’il a vu quelque chose. Alors je t’ai refait la peinture comme ça, déjà. Et puis t’as vu la lumière à l’avant ? En appuyant là tu te mets en mode discrétion, juste assez pour voir devant toi, et le feu arrière reste éteint. Après, le moteur, je te l’ai gonflé un peu, au cas où t’aurais besoin d’emmener une petite jeune fille en détresse. » Willy m’adresse un clin d’œil de connivence avant de reprendre. « Et admettons que t’as quelqu’un derrière toi qui veut te rattraper, tu mets les gazes et puis bye-bye, tu vois ? Je l’ai testé sur les Plateaux, je suis monté à 130. »

Je suis ravi, et Willy l’a remarqué.

« Bon je continue. Disons que tu veux faire une acrobatie, comme sauter par dessus un fossé, ou une rivière. Je voudrais pas que tu me ramènes la mob en pièces détachées, alors je t’ai mis des protections sur les côtés et devant, tu vois les barres là ? Et puis dans la fourche, je t’ai mis un lance-grappin, on sait jamais. »

Je tente en vain de cacher mon émotion. J’essaye de trouver mes mots, mais Willy prend encore les devants.

« Te caille pas le raisin, tu ne m’as rien demandé, mon gros, et moi ça m’amuse. Tu me diras c’que ça donne, hein ? Et puis si t’as besoin d’aut’ chose tu me dis. »

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