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Bourg-Malau

30 juin 2014

La nuit défile, le vent siffle à ses oreilles

La nuit défile, le vent siffle à ses oreilles tandis qu’il descend à vive allure la côte des Bas-Plateaux. Au fond de la vallée, les méandres de la Mare scintillent à intermittence sous la voûte céleste entre les plis de terrain et les maisons de Bourg-Malau. Plus loin, derrière les remparts, la masse sombre de la forêt se dresse au-dessus des toits et du clocher de l’église. Au sommet, l’Arc de Force jaillit de la fontaine aux Corneilles, s’élève puis redescend au cœur du village, dans le jardin de la Villa Nemeti. La lune lui donne un air de Voie Lactée égarée.

C’est son monde, son terrain de jeux. Il est Esox Lucius, une ombre noire qui file à toute vitesse sur un engin à deux roues pétaradant. Signe particulier : une écharpe rouge barre le bas du visage et flotte comme un étendard.

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30 juin 2014

24- Volta

Jonathan m’a manqué de peu. Je me tourne vers lui et je comprends dans son regard que j’étais sa cible. Pourquoi ? Je ne sais pas comment le lui demander mais il le voit dans mon attitude et il sourit.

« Ca suffit ! » hurle Darlet.

Jonathan lève la main, une lueur bleue flamboie dans sa paume qu’il dirige vers moi. La lumière file à toute vitesse, je la vois venir sans bouger, incapable de décider si je dois m’inquiéter. Jonathan flotte dans les airs et sourit.

Puis quelqu’un se place entre lui et moi, son dos me percute et m’envoie au tapis à trois mètres en arrière. Je dégage le corps inerte de Simon de Carvalho. Je ne comprends toujours pas ce qui se passe. Pourquoi lui ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Et pourquoi Jonathan s’en prend à moi ?

Hadrien revient à visage découvert dans le gymnase transformé en champ de ruines, il y a des cratères un peu partout, il crie mais ses paroles mettent du temps à parvenir à mon cerveau.

« Fous le camp d’ici ! Dépêche toi ! »

Je ne peux pas bouger, je regarde Simon qui ne bouge pas, Jonathan sourit, Darlet fulmine.

« Toute une vie gâchée par votre faute à tous les deux ! » Darlet nous pointe du doigt, Jonathan et moi, puis il s’attarde sur moi.

« Surtout toi ! Tu ne sais rien de rien, tu viens te mêler de ce qui ne te regarde pas, tu ne cherches pas à comprendre ! Bougre d’idiot ! J’ai pris tous ces risques pour te retrouver, imbécile ! Pour que tu te battes du bon côté, puisque tu veux te battre ! »

« Assez ! » crie Jonathan. Son regard est dur, il rassemble à nouveau de l’énergie dans ses paumes de mains.

« Tais-toi, apprenti vate ! Il t’a fallu toute une vie pour avoir ce que j’ai obtenu en quelques jours, tu n’es pas de taille ! » Puis il envoie un autre coup de lumière bleue que Darlet intercepte d’un revers d’épée avant que je sois touché.

Je n’arrive toujours pas à y voir clair, la douleur à l’épaule ne m’aide pas, il y a quelque chose qui m’empêche d’agir. C’est au fond de moi, quelque chose vient d’arriver et ça me bloque. J’ai mal, mais ce n’est pas ça. Retranché dans mes pensées, je cherche encore et encore, j’essaie de trouver en regardant autour de moi. Soudain je comprends.

Simon ne bouge plus, il est mort, là, juste à côté. Cette idée m’envahit, il est mort parce que j’étais là, parce qu’il a voulu m’aider. Pendant ce temps, Darlet pare les coups qui me sont destinés, et Hadrien me tire par la manche.

Et ça recommence.

Je décide d’agir, je veux qu’Hadrien sorte de là, je le pousse en grimaçant, mon épaule me brûle. Je sors du couvert que m’offrait Darlet et je suis atteint au bras par la lumière bleue. En m’entendant crier, Darlet se détourne et baisse sa garde, Jonathan se saisit du moment et le touche en pleine tête.

Darlet s’effondre. Dans sa chute, il saisit mon bras touché par Jonathan et débite des paroles incompréhensibles, puis il se couche et soupire une dernière fois : « idiot ! »

La douleur a disparu, je me sens bizarre. J’ai un vertige puis l’impression de « gondoler », je n’ai pas d’autre mot pour le dire. Je gondole. Mais ça ne dure pas.

Je vois Darlet mort à mes pieds, je sens Hadrien qui tire sur mon sweat et me dit de bouger.

M’arrachant enfin à mon train de pensées, j’attrape Hadrien par le bras et je l’emmène jusqu’à la porte du gymnase, je le pousse dehors et referme derrière lui, je bloque la porte avec un débris de gradin qui a volé jusque là.

*

« Eh bien nous y voilà ! » dit Jonathan. Il descend jusqu’au sol et marche tranquillement vers moi. « Alors ? Tu ne voudrais pas connaître le fin mot de l’histoire ? »

« Tu t’es vengé de Darlet, il est ton meurtrier n’est-ce pas ? C’est la seule explication. Qu’importe pourquoi, Darlet t’a tué, d’une manière si terrible que ton âme s’est retrouvée à errer parmi les vivants, et tu t’es vengé. Mais pourquoi t’en prends-tu à moi ? J’étais de ton côté ! »

Ce sont peut-être mes dernières paroles, mais je suis à bout, je veux en finir, je frapperai de toutes mes forces et qu’importe si je suis balayé comme un grain de sable par un typhon.

« Zéro pointé, jeune homme ! L’histoire de Richard Darlet mériterait qu’on s’y attarde, mais je n’en éprouve pas le besoin. Pour résumer, depuis son enfance au contact des pierres sacrées, il a toujours cherché à percer les mystères de la magie, à trouver le moyen de passer de l’autre côté, mais plus il approchait du but, plus il avait peur. Il ne m’a fallu que quelques semaines pour maîtriser son savoir et le mettre en application. Quand il s’en est rendu compte il a cherché à me freiner, par peur encore une fois, incapable d’aller vers l’inconnu. Et puis, quand j’ai tenté de forcer un passage, je suis mort, tout bêtement ! Je me suis brûlé les ailes, si je puis dire, eh eh ! Un éclair de lumière m’a foudroyé et c’était fini. Les enquêteurs avaient raison : un accident. »

Jonathan parle avec bonhomie, comme s’il me racontait les meilleurs moments de ses dernières vacances. Puis il prend un air grave.

« J’ai eu du mal à revenir, c’est vrai. J’étais bloqué d ans cette forêt autour de la fontaine aux corneilles, et puis je t’ai vu, ou plutôt j’ai perçu une petite lumière au loin, de l’autre côté de la vallée, elle m’a guidé jusqu’à toi, tu rêvais ! »

Je l’écoute et je refais le chemin dans mon esprit.

« La biche ? C’était toi ? Pourquoi une biche ?»

« Pourquoi une biche ? Pourquoi une biche ! Qu’est-ce que j’en sais ! J’ai pris ce que j’avais sous la main, c’était pas du gâteau de venir te chercher et te ramener jusque là-bas, pour te montrer Graillon… »

Je revis toute cette histoire avec ses mots, chaque étape s’éclaire alors que je n’avais même pas conscience que j’avance dans le noir complet depuis le début.

Darlet a embauché Graillon, un métamorphe, pour achever au plus vite ses travaux, pour ouvrir un portail au soir de la Samain, le moment le plus propice pour un néophyte. Darlet, malgré sa peur, était poussé par le remords et voulait aller chercher Jonathan pour le ramener chez les vivants. Il était persuadé qu’une mort d’origine magique pouvait être annulée par la magie. Jonathan rit de sa naïveté. Il avait besoin d’une bansidh, il a donc chargé Graillon d’enlever une âme pure pour s’assurer l’aller-retour dans le Sidh. Le hasard est tombé sur Christelle. Le plan de Darlet consistait à la récupérer le soir de la Samain.

Jonathan avait tout intérêt à ne pas me montrer cet aspect des choses, c’est pourquoi il m’a fait voir Graillon à la fontaine aux corneilles, en pleine cérémonie d’invocation à la déesse Catubodua. Graillon est déjà habité par la magie, il aurait pu franchir le portail sans problème, mais Jonathan le considère comme un lâche, comme Darlet.

J’étais le premier contact de Jonathan avec les vivants, c’est pourquoi il m’a poussé à entrer dans le jeu. Il s’est arrangé pour que mon nom figure dans la liste des élèves aptes à venir travailler chez Darlet pendant les vacances de la Toussaint. Son âme était désormais circonscrite à la Villa Nemeti, c’était le seul moyen pour lui de me faire venir jusqu’à lui.

Depuis le début j’étais son bras armé pour contrecarrer les plans de Darlet. Je ne suis qu’un outil, qu’on use et casse sans état d’âme pour accomplir une tâche. Mais quand je suis tombé dans l’eau glaciale de la Mare, en plein hiver, il a été obligé d’intervenir, parce qu’il avait encore besoin de moi.

« Un brochet ! C’est le premier qui passait par là, mais c’est très instable le milieu aquatique, pour un esprit, le sais-tu ? Et voilà le plus drôle, tiens-toi bien ! Pour me maintenir près de toi, dans l’eau, je devais renouveler en permanence l’incantation d’incarnation, et ce genre de choses se fait en latin, esox lucius, le brochet ! Tu saisis ? Ton nom de justicier, tu le tiens de là, je le répétais sans cesse pour être là et t’insuffler suffisamment d’énergie pour que ton cœur ne s’arrête pas… Ah ! Alors ? Qu’est-ce que t’en dis ? Un nom de poisson, le super-brochet ! Très distingué ! Et puis c’est comme l’odeur, ça te colle à la peau, difficile de s’en défaire ! »

Il parle sans s’arrêter, tel un dément. Autour de nous le gymnase est dévasté, il y a un trou au milieu des gradins, le tableau de scores gît face contre terre, des bouts de verre jonchent le sol, des cratères éventrent le revêtement des terrains de basket, et Jonathan Ramiot pérore au milieu de la salle, ses pieds effleurent le sol.

Je ne peux pas m’en empêcher, à chaque fois je ressens cette même lassitude qui me fait lâcher le même genre de commentaire :

« C’est bon, je sais que t’as l’éternité devant toi, mais moi non, je m’ennuie. Abrège le monologue et dis-moi ce qu’on fait maintenant. »

Jonathan me regarde avec le même air horrifié qu’avait Darlet au pied de l’Arc de Force.

« T’as le même regard que Darlet au pied de l’Arc de Force » lui dis-je.

Il ne répond rien mais je vois bien que ça le froisse. Il hésite un instant puis il prend sa décision.

« Très bien, Esox Lucius ! Tu as raison, finissons-en ! »

Une lumière d’un bleu intense parcourt en un éclair la distance entre lui et moi. Le choc est terrible, je suis soulevé dans les airs, la douleur irradie dans tout mon corps et je m’effondre quelques mètres plus loin. J’entends Jonathan pester tandis que je me redresse.

« Tu devrais être mort ! C’est cet idiot de Darlet ! Il a réussi à t’appliquer un talisman avec son dernier souffle ! Le talisman des abrutis ! Incroyable ! Te voilà protégé de ta propre bêtise, et de moi par conséquent ! Bien sûr, le benêt qui se mêle de choses qui le dépassent, et qui s’en sort sans une égratignure ! »

« Je te trouve injuste tout de même ! J’ai des bleus partout ! Et puis pour la crétinerie t’es pas le dernier ! Tu fais quoi maintenant ? Hein ? Tu fais quoi ? Qu’est-ce que tu gagnes à être puissant ? T’es mort, Jonathan Ramiot ! T’es mort ! T’entends c’que j’dis avec tes oreilles transparentes ? Et moi je suis vivant, sur mes deux pieds, et j’peux m’améliorer ! Alors ? »

Il réfléchit. J’ai marqué un point. Puis il retente un assassinat en bleu. Je m’écroule un peu plus loin.

« Ca fait quand même mal ! » dis-je entre mes dents

« Ce n’est pas assez ! »

Et il recommence une fois, deux fois, trois fois. Je m’y habitue, ça fait mal mais ça ne tue pas. J’ai atteint le mur au fond de la salle. Jonathan semble le découvrir.

« Un mur ? » se demande t-il à lui-même.

« Oui un mur ! Tu viens de te rendre compte que t’as même pas encore essayé de passer à travers ? »

« Tais-toi ! Et contemple ma puissance ! »

Une force invisible me soulève à deux mètres au dessus du sol, je ne peux pas bouger.

Sa voix est forte et m’enveloppe :

« Esox Lucius ! Je dresse autour de toi quatre murs, le temps, l’espace, la conscience et la narration ! Des trois premiers tu sauras t’accommoder, mais du quatrième tu seras prisonnier de ton histoire ! »

Puis plus rien.

 

Cher journal, je t’écris de derrière le quatrième mur, je le sens qui se referme, à peine me reste t-il une fente par laquelle peut s’échapper ma pensée. Je

23 juin 2014

23- Combats divers

Le lendemain a lieu le tournoi interclasses de lutte. Le printemps s’installe avec son hésitation coutumière, faite de vent et de lumière, de bourgeons tremblants sous les nuages menaçants. La foule afflue au gymnase sous un ciel chargé où perce le soleil.

La salle de judo étant trop petite pour accueillir les spectateurs, les tatamis sont installés sur le terrain de basket où les gradins se remplissent de plusieurs centaines d’élèves et d’enseignants, quelques parents.

Je remarque dans tout ce monde que Hadrien est absent. En revanche, Willy Ducros est là, il me montre de loin son pouce levé. Simon est là aussi, ainsi que David, Cédric et toute la classe.

Je n’ai pas encore parlé à Simon. Depuis qu’il a été touché je repousse ce moment où je ferai face à ma faute, je crains plus ce face à face que tous les combats qui m’attendent sous les yeux de la foule.

Après les échauffements, les premières rencontres commencent. Ce sont d’abord les plus jeunes. Chacun son tour, pour deux minutes, nous enchaînons les figures contre les autres duos. Tous les lutteurs d’une tranche de classe doivent se rencontrer. Dans la catégorie « 6ème », Romain et moi prenons le pas sur tous nos adversaires. Cependant, les professeurs mâles qui ont organisé le tournoi ont eu l’idée imbécile de faire combattre les champions d’une catégorie dans la catégorie supérieure. Aussitôt, nous nous retrouvons face à des élèves de cinquième. Les deux premiers ne nous causent que peu de soucis, même s’il n’y a pas de tombé : nous gagnons aux points techniques.

Vincent Thifaine et Jean-Marc Vidal sont les suivants. Romain me prend à part.

« Ces deux-là ça va être autre chose… »

Il appréhende ma réaction, comme si je vais prendre peur après les coups que j’ai reçus.

« Te caille pas le raisin , dis-je, ils me connaissent pas, et puis c’est le moment d’arrêter les courtoiseries, non ? Je cours pas après les médailles ! »

C’est comme si je lui disais que le Père Noël va passer dire bonjour. Il me gratifie d’un sourire en coin et d’une franche tape sur l’épaule.

« C’est bonnard ! »

L’arbitre siffle la première manche. Romain passe en premier face à Vincent Thifaine. La brute se jette sur mon binôme, les bras en avant, mais Romain l’esquive, l’attrape à la taille et le projette au sol en le tenant par derrière. Il lui fait perdre la partie en le maintenant au sol par une torsion des chevilles.

Je m’attaque immédiatement après à Jean-Marc Vidal. Au coup de sifflet, nous hésitons à nous engager, puis je prends l’initiative en voulant le maîtriser par les bras, mais il est plus fort que moi et se dégage sans problème. Je ne veux pas lui laisser la moindre prise, je sais que je ne pourrai pas m’en défaire, alors je le contourne et lui fais une clé de bras. Là encore, il commence à se dégager. Je dois agir vite et appuie de tout mon poids dans la pliure du genou. Il vacille et tombe sans se faire mal. Je lui saute alors sur la poitrine et le maintiens au sol avec mes genoux sur ses épaules. Il se débat en vain.

J’enchaîne avec Vincent Thifaine, qui a des idées de revanche. Il n’attend pas le coup de sifflet et me gifle. L’arbitre siffle pour le sanctionner mais je me rebiffe d’une baffe en retour.

« Ca suffit ! » crie l’arbitre.

Il nous ordonne de nous remettre l’un en face de l’autre et d’attendre le signal.

« Et pas de coups non réglementaires ! » dit-il.

Au coup de sifflet nous partons l’un sur l’autre. Il est pourtant plus grand et plus costaud, mais j’ai envie de contact. Je le percute de la tête en pleine poitrine. Il stoppe sa course et me prend à la taille pour me soulever dans les airs. Une fois là-haut, j’arrime solidement mes bras à sa tête et porte de tout mon poids en arrière. Il est forcé de lâcher et je l’entraîne dans ma chute. Il s’écroule comme un monument.

L’arbitre siffle encore à en faire jaillir la salive de son cornet.

Mais Jean-Marc Vidal entre en piste et veut se jeter sur moi. Romain l’arrête dans son élan d’un coup de poing dans le ventre.

Vincent se relève et c’est la mêlée.

Tous les professeurs de sport doivent intervenir pour nous maîtriser tous les quatre.

Vincent et Jean-Marc fulminent, tandis que Romain et moi nous tenons les côtes de rire.

Puis tout bascule.

*

Les vitres du gymnase, à cinq mètres de hauteur, volent en éclats. Le ciel à l’extérieur est d’un noir d’encre, il y a un bref silence puis les corneilles envahissent l’espace par centaines. Leurs cris sont assourdissants. Tout le monde se met à hurler, et les portes sont heureusement assez larges pour permettre à presque tout le monde de vider les lieux. Je dis « presque » parce que Romain se tient toujours à mon côté, de même que M. Lagrange, le seul professeur à ne pas avoir fui.

Les oiseaux tourbillonnent violemment autour de nous, ils parcourent toute la longueur du gymnase puis reviennent pour nous griffer et nous écorcher de leurs becs et de leurs griffes.

« Sortez de là tous les deux ! » nous crie M. Lagrange.

Romain et moi restons où nous sommes, dans notre tenue de sport laissant nos bras et nos jambes à la merci des corneilles. Je pense que Romain est à la fois curieux du prodige et trop orgueilleux pour fuir avec les autres. Pour ma part, non seulement je ne lui veux rien céder, mais je suis aussi convaincu que je suis la cible des volatiles.

« Romain, écoute le prof, sortez, c’est mon affaire ! » je lui crie par-dessus les croassements.

« Ta gueule ! » me répond-il en haussant assez la voix pour que je l’entende, puis il assomme d’un coup de poing une corneille qui fonçait sur lui.

La nuée finit par se ramasser sur elle-même au centre du terrain de basket, puis le tourbillon s’élargit, les corneilles vont se poser tout autour de la vaste salle de sport et Charles Darlet apparaît.

Il est toujours revêtu de sa carapace de cuir, et tient fermement sa courte épée contre son flanc. Sur son épaule s’est posé un gros corbeau, il me semble même qu’il s’agit de celui qui me toisa dans la salle de maths, le jour de l’enlèvement de Christelle Trousset.

Darlet repousse le corbeau d’un mouvement d’épaule qui trahit l’agacement. L’oiseau se pose à ses pieds et pousse un cri rauque à Darlet. Celui-ci regarde autour de lui et découvre enfin notre présence. Nous le regardons médusés. Puis il fouille de sa main libre sous sa broigne, en tire un linge blanc percé en son milieu et le jette sur le corbeau.

L’animal remue sous le linge jusqu’à émerger par le trou, et se met à grossir. Il devient une forme noire qui s’éclaircit, grossit, et finit par prendre l’apparence d’Ivan Graillon, le CPE.

Nous restons bouche bée devant la transformation. Je ne sais pas quoi faire, en tenue de sport et à visage découvert. Sans Hadrien pour me conseiller. Et Darlet ? Que vient-il faire là ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?

Le temps est comme figé, plus personne ne bouge, nous nous entre-regardons en silence et rien ne se passe.

Darlet prend enfin l’initiative.

« Où est Esox Lucius ? »

Romain m’interroge du coin de l’œil. Je ne bouge pas.

« Il n’y a personne ici ! Vous le voyez bien, seulement deux élèves et moi », lui dit M. Lagrange.

Darlet nous fixe un long moment.

Romain se balance d’un pied sur l’autre. Je le sens prêt à engager le combat.

Mais c’est M. Lagrange qui s’avance, pour nous protéger. Darlet lève son épée et se jette sur le professeur. Le tableau est comique : M. Lagrange, grand et athlétique dans son survêtement, contre Darlet, petit et engoncé dans son costume de cuir. Pourtant Darlet a le dessus, il mouline tellement de sa pointe que M. Lagrange doit battre en retraite jusqu’à la grande porte du gymnase.

« Pars d’ici et ne reviens pas ! » crie Darlet. M. Lagrange s’exécute et décampe.

Mais M. Lagrange ne renonce pas, il revient à la charge comme un rugbyman, le buste en avant. Darlet fait un simple geste de la main qui tient son épée et, sans aucun contact, le professeur est projeté en dehors de notre champ de vision, de l’autre côté des portes. Nous entendons son grand corps heurter violemment le sol, assez fort pour qu’il perde connaissance, ce qui explique qu’on ne le revoie pas.

« Je veux voir Esox Lucius ! Qu’il vienne ici ! » ordonne le gros homme. Quelque chose a changé en lui. J’ai envoyé un homme terrorisé dans le Sidh et son visage exprime aujourd’hui une étonnante assurance.

« Me voilà ! » lance quelqu’un en haut des gradins. Il a ma taille, mais présente une silhouette plus frêle, le sweat noir et le pantalon de survêtement noir sont trop grands pour lui. A cette distance, je ne peux pas bien distinguer les yeux au-dessus de l’écharpe rouge et sous la capuche, mais je reconnais sa voix.

C’est Hadrien.

Je ne sais pas ce qui lui prend, on dirait qu’il veut prouver quelque chose, c’est de la folie. Je reste spectateur, incapable de prendre une décision. Darlet semble satisfait.

« Eh bien avorton ! Je te salue ! Mais viens donc ! N’es-tu pas surpris de me revoir après mon exil ? »

« Que veux-tu ? » demande Hadrien derrière le masque d’Esox Lucius.

Darlet ne répond pas tout de suite, il regarde Hadrien puis esquisse un sourire fier. Il est déterminé et il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Après un temps, je l’entends reprendre à voix haute la question d’Hadrien :

« Ce que je veux ? »

Il brandit alors son épée et tonne sous la voûte du gymnase :

« Je veux la justice ! »

« La vengeance plutôt… » dis-je pour moi-même à voix haute. Darlet se tourne vers moi et me reconnaît, le remplaçant de son défunt assistant pendant les vacances de la Toussaint.

« Monsieur Cléanthe ? Que voulez-vous dire ? Il n’est pas question de vengeance, me venger de qui ? »

« De celui qui vous a envoyé dans un autre monde que celui-ci. »

Nos regards se heurtent, la tension monte d’un cran. Ça y est, je reprends la main. Je prends conscience que Romain est toujours là. Je ne veux pas de lui ni d’Hadrien dans les parages. Il y a de la magie tout autour de nous, je ne sais pas de quoi Darlet est capable, et je ne veux pas qu’un ricochet les atteigne comme Simon.

« Romain fous le camp s’il te plaît » dis-je sans lâcher Darlet des yeux. « Et emmène l’encapuchonné avec toi. »

Je sens qu’il hésite. L’apparition d’Esox Lucius a du le faire douter de ma double identité, peut-être a t-il pensé un bref instant que je suis doué d’ubiquité. Puis je l’entends dire très calmement :

« Je veux voir, je reste. »

Sa réponse ne m’arrange pas du tout, et je ne sais pas comment m’adresser à Hadrien. Mais un nouvel événement me tire malgré moi de l’impasse.

Les corneilles se mettent à croasser très fort tandis qu’une forme apparaît au-dessus du terrain de basket. Les contours se précisent et je reconnais la silhouette svelte de Jonathan Ramiot. Il a toujours son sourire rassurant, son air serein.

« Hors d’ici démon ! » crie Darlet en se mettant en garde. Il adresse un signe à Graillon qui se métamorphose immédiatement en grand corbeau pour battre le rappel de leur armée à plumes. La nuée se rassemble et fond sur Jonathan. Celui-ci se laisse traverser puis cerner par les corneilles. Le corbeau Graillon supervise l’attaque en vol stationnaire à distance, et ce recul lui est salutaire : de l’intérieur de la masse noire, une lumière aveuglante jaillit et tous les assaillants tombent raides morts aux pieds de Jonathan.

Darlet psalmodie des incantations et donne un coup d’épée dans l’air en direction de Jonathan. Celui-ci reçoit un coup invisible et se retrouve au sol. Son visage ne sourit plus. Il se redresse et fait doucement un revers de main. Aussitôt Darlet est projeté en arrière. Sa cuirasse amortit le choc et il se relève avec une vivacité étonnante pour sa corpulence.

Il reprend position et s’apprête à réitérer son attaque contre Jonathan. Même si celui-ci s’en sort très bien tout seul, je décide de l’aider et me jette sur Darlet. Celui-ci s’étonne de me voir agir ainsi, et je m’étonne à mon tour de sa réaction, comme s’il ne comprenait pas mon attitude. Qu’y a t-il d’étonnant à ce que je prenne parti pour le spectre de l’être qu’il a tué ? Non seulement Darlet a tué Jonathan, mais il s’acharne encore sur lui après sa mort !

Mais Darlet se ressaisit, il n’attend pas que je l’atteigne et porte toute sa masse contre moi. Je ne fais pas le poids et me retrouve brutalement bousculé. Dans le même élan, il relance son attaque contre Jonathan. Celui-ci accuse encore le coup en s’affaissant sur lui-même. On ne voit rien, les coups sont portés dans l’air, pourtant l’impact est visible.

Je suis par terre, suite à ma rencontre avec Darlet. Je jette un regard à Romain, celui-ci comprend que je lui passe le relais et se jette à son tour contre le gros homme. Darlet a anticipé une nouvelle attaque et se tourne immédiatement vers Romain après avoir porté son coup contre Jonathan. Romain est lancé, l’épaule en avant, quand Darlet rengaine en un éclair son épée. Il attrape Romain dans son élan et transforme l’impact attendu en une sorte de lancer de javelot dont Romain fait office de projectile. Il parcourt ainsi plusieurs mètres au-dessus du sol à une vitesse prodigieuse et percute avec fracas les gradins.

Je cours aussitôt le voir et arrive en même temps que Hadrien.

« Sa tête a heurté le banc, il faut le faire sortir d’ici au plus vite » dit-il pour lui-même.

Son attitude m’énerve, le coup reçu par Romain m’énerve, le retour de Darlet m’énerve, ses attaques puissantes contre Jonathan Ramiot m’énervent, tout m’énerve. Je viens d’affronter à la lutte des types plus âgés que moi, puis les corneilles, et maintenant Romain qui a besoin de soins. Je suis usé, mes nerfs lâchent et Hadrien se prend la première bordée :

« Eh bah tu l’attrapes avec ton nouveau costume et tu fous le camp de là ! » Je dis tout ça sans desserrer les dents.

Hadrien me foudroie du regard, du moins c’est ce que je perçois de la seule chose visible entre l’écharpe et la capuche.

« Je t’ai apporté un change abruti » dit-il en me lançant un sac contenant ma tenue d’Esox Lucius.

Je me change en vitesse sous un banc, puis nous réapparaissons tous les deux. Jonathan a repris sa place au-dessus du sol, il est en plein combat ectoplasmique contre Darlet, des éclairs bicolores jaillissent de partout, font des trous dans les murs en béton et le revêtement du gymnase. Aucun d’eux ne prête attention à deux jeunes à capuche qui en soutiennent un troisième sous les épaules vers la sortie.

J’ordonne encore à Hadrien de déguerpir et retourne dans la grande salle. Je me jette sur Darlet encore une fois, pour le détourner de Jonathan, mais quelque chose de bizarre renverse à nouveau la situation. On peut penser qu’il y a eu suffisamment de choses bizarres jusqu’ici, pourtant cette bizarrerie-là dépasse les autres.

Je reçois un coup à l’épaule d’une telle violence que j’en ai le souffle coupé.

« Idiot ! » peste Darlet près de moi.

16 juin 2014

22- J'avais un ami

Mardi, toutes les conversations portent sur le tournoi interclasse qui doit avoir lieu demain. Ce nouveau sujet remplace ainsi les commentaires sans fin sur l’apparition d’Esox Lucius dans la cour de récréation la semaine dernière, et comment il a échappé à deux élèves costauds et à une dizaine de gendarmes.

Il y a bien sûr les détracteurs, ceux qui disent qu’il a fui lâchement, ceux qui regrettent qu’il n’y ait pas eu plus de sang et d’acrobaties. Néanmoins, la majorité a apprécié le panache du justicier, comment il s’est rangé une fois de plus du côté des opprimés. Julien Wouter seul contre Jean-Marc Vidal et Vincent Thifaine ? C’était le carnage assuré, la guitare fracassée, l’ampli éventré, le séducteur amoché. Mais quelqu’un s’est dressé devant l’iniquité, aux dépens de la performance musicale.

A ce propos, une rumeur est née selon laquelle Kahina Roland n’aurait pas été insensible aux charmes du jeune musicien et que sa relation avec Clément Aldric aurait été mise à mal. On dit même que pendant le week end, le samedi soir, Julien a recommencé sa sérénade avec une guitare acoustique sous les fenêtres de la belle, et que celle-ci se serait glissée hors de chez elle et l’aurait gratifié d’un baiser. Ce ne sont que des rumeurs, bien entendu, car hier, lundi, nulle trace d’un rapprochement entre Kahina et Julien. Cependant, on ne la voit pas une seule fois au bras de Clément.

Je peux confirmer les faits, j’ai une source de première main, mais je jure ne pas être celui qui les a rapportés. La fuite viendrait plutôt du côté de Kahina, qui en a sûrement parlé à une copine, cette copine à une autre copine et ainsi de suite dans un enchaînement de révélations faites sous le sceau du secret absolu. La solidarité féminine n’a pas que des bons côtés.

Mais c’est vrai, je patrouillais samedi soir sur les toits de Bourg-Malau, m’entraînant à glisser comme une ombre, m’arrêtant pour guetter le moindre cri, la moindre alerte, quand j’atterris dans une ruelle où Clément Aldric pleurait. Je ne pouvais pas faire grand chose, il ne faisait rien de mal, j’étais là à quelques pas, l’ombre immobile et embarrassée devant le séducteur en pleurs. Il sentit ma présence.

« Ah tu t’marres hein ? » disait-il entre deux sanglots. Je ne riais pas, je ne bougeais pas. « Le beau gosse qui chiale comme une p’tite fille… mais qu’est-ce que j’y peux ? Il était là à lui jouer de sa gratte et elle, elle bavait la garce ! Il est même monté jusqu’à elle, le grand jeu, et elle l’a embrassé et lui il est reparti genre grand prince romantique à la con ! Et moi j’ai pas bougé d’un poil, j’les regardais comme à la télé… »

Je ne savais pas quoi lui dire. J’avais même l’impression qu’il aurait pu s’adresser au mur derrière moi sans avoir moins de chance d’avoir une réponse.

« Tu t’dis que c’est con, hein ? J’ai l’habitude de changer de copine, alors une de moins ? D’habitude c’est moi qui les largue. Mais là je souffre, j’ai mal, merde ! » Et les pleurs redoublèrent.

Je me perds peut-être dans les lieux communs, mais il semble bien que la morale de cette histoire est que nous sommes toujours attirés par ce qui se dérobe à nous. L’amour comme une course pour rattraper l’horizon. Mais si vous dites ça à Clément Aldric, il vous dira qu’il n’en a rien à faire de nos raisonnements. Le cœur a ses raisons que la raison ignore. Encore un lieu commun, mais je pense sincèrement que la logique et les grands discours ne servent à rien dans ces affaires-là. Que chacun se débrouille avec ses sentiments, il y a suffisamment de travail de ce côté, et qu’on arrête de se justifier.

Finalement, toutes ces histoires devraient me rester étrangères, et voilà que je m’y trouve mêlé à cause de mon intervention. Hadrien me le reproche à de nombreuses reprises et je ne trouve rien d’autre à dire que « je ne pouvais pas les laisser faire. » Et j’en suis toujours convaincu : le devoir d’un homme est de se dresser contre l’injustice, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste.

Je confesse ici que c’est aussi une manière de me jeter sur un problème pour en éviter un autre, et qui me préoccupe depuis un moment sans que je sache comment le résoudre.

Pour expliquer cela, il me faut revenir en arrière et une fois de plus à l’histoire de Roméo et de Juliette. Nous sommes donc mardi, veille du tournoi, il est midi et nous sommes au réfectoire avec Hadrien, Cédric, David, et Simon. Julien Wouter mange à la table d’à côté avec deux autres garçons de sa classe, quand soudain il se lève de sa chaise, pousse un cri et se roule par terre en s’étreignant la gorge. J’appelle immédiatement un surveillant pour qu’il convoque les secours tandis que mes amis et moi assistons impuissants à son supplice.

« Il faut faire quelque chose ! » s’écrie David à côté de moi.

Mais Julien se calme subitement, puis crache un liquide blanchâtre et se relève sans problème.

L’infirmière arrive avec le pion de service et après examen du liquide, nous apprend qu’une personne mal intentionnée a glissé des morceaux de blocs de javel effervescents dans l’assiette de Julien. Pour ce qui est de l’auteur du méfait, les soupçons se portent avec raison sur Clément Aldric ou l’un de ses acolytes. En revanche, personne ne sait comment la victime s’en sort à si bon compte.

« Il aurait dû souffrir atrocement » murmure Hadrien près de moi, « les pompiers l’auraient emmené de toute urgence à un centre anti-poison qui aurait procédé à un lavage d’estomac, et même encore il n’aurait pas été sorti d’affaire… »

Il se tourne vers moi, me prend le bras et m’attire à l’écart de la foule qui s’est formée autour de notre table.

« Il aurait dû mourir ! » dit-il entre ses dents. « Si tu sais quelque chose, ne le garde pas pour toi ! Est-ce que tu… »

« Non non » je l’interromps, « je n’ai rien fait, je n’ai pas de super-pouvoirs, tu le sais. »

« Alors quoi ? D’abord Thifaine, puis lui… et la lune qui sera pleine dimanche… »

« Tu oublies Fatima » dis-je malgré moi.

Hadrien continue de me fixer sans comprendre. Il s’agrippe toujours à mon bras et j’ai l’impression d’être un bastingage.

Je finis par le dire.

« C’est Simon. »

« Quoi Simon ? Qu’est-ce que tu me chantes là ? »

Je lui raconte tout en quelques secondes.

Le soir où Simon m’a appelé pour me remercier, je lui ai demandé de me rappeler le lendemain pour lui confier une mission. Je voulais qu’il aille carillonner à l’entrée de chez Darlet à l’heure précise où je voulais pénétrer dans la propriété, à la fois pour faire diversion et pour être sûr de l’endroit où se trouvait l’ennemi à ce moment là.

« Mais j’aurais bien pu faire diversion, moi ! » souffle Hadrien.

« Je n’étais pas sûr que tu puisses venir, souviens-toi comme t’es tombé malade le premier soir… »

Hadrien ne répond rien. Je sens ses ongles s’enfoncer dans mon bras. Depuis tout ce temps à comploter ensemble, à sortir des nuits complètes dans le froid d’hiver, il réalise que je ne lui donne aucun rôle actif, comme si sa présence n’était pas indispensable. C’est cruel et injuste de ma part. Il est radicalement vexé.

Cependant, je continue mon récit, du moins ce que j’en sais. 

« Quand la lumière a jailli de l’Arc je l’ai rejetée loin de moi, puis j’ai balancé Darlet et Graillon dans le Sidh et tout s’est arrêté. C’est là que j’ai entendu un cri, de l’autre côté de la Mare, dans la rue, là où le ricochet de lumière a disparu. J’ai reconnu la voix de Simon, je ne sais pas comment, c’était un cri mais j’ai su que c’était lui… »

Hadrien reste silencieux un moment, toujours contrarié.

« Et ? » demande t-il sèchement.

« Et le reste c’est de la supposition. Je ne sais pas… ça a commencé avec Fatima, parce qu’il ne supporte pas de l’entendre mâcher son chewing-gum, ça le crispe tellement qu’il a dû développer quelque chose comme un pouvoir, ou comme une irritation… »

« C’est cohérent » dit Hadrien en lâchant mon bras. « Simon était là quand Vincent Thifaine a craché sur David, il a dû provoquer un excès de salivation, et dans sa colère ça a jailli de partout… et pareil aujourd’hui à côté du jeune coq, mais en plus précis, plus ciblé, pour évacuer le poison. Il se maîtrise de plus en plus. Tu dois lui parler, mettre les choses au clair avec lui. »

« Je sais, j’ai trop tardé, je n’étais pas sûr non plus. On va lui parler. »

« TU vas lui parler, ne me mêle pas à ça ! »

« Alors tu boudes pour de bon ? »

Hadrien retourne vers les autres sans répondre.

9 juin 2014

21- Képi vole

« Dis donc Quasimodo ! » dis-je en me redressant au plus vite. Mes jambes me soutiennent à peine, mais je dois tenir bon, je dois rester debout. « C’est bientôt Pâques, mais je ne suis pas une cloche ! Viens là que je te sonne le rappel, face de veau ! ». Je fais quelques pas en arrière pendant ma réplique.

Rémi émet un grognement pour toute réponse. Je suis déjà lancé contre lui. Je prends mon pied d’appel, la jambe libre en avant, puis les deux pieds et tout mon poids contre le torse du colosse. Il bascule en arrière et je me jette dans la direction opposée, vers Jean-Marc Vidal. Ce dernier est déjà prêt pour me recevoir. Je me réceptionne et dans le même temps je prends à nouveau mon élan, mais je fais glisser mon pied d’appel et je pars au ras du sol. Mon adversaire comptait me voir refaire la même manœuvre que pour son compère, et me cueillir dans les airs. Sans me vanter, c’est un joli contre-pied et j’en profite pour lui appliquer un croche-pattes.

Il s’étale et je détale.

Mais tous les regards sont sur moi. Aucune diversion possible pour cacher ma retraite. Je ne peux pas m’échapper ainsi aux yeux de tous, comme un lièvre devant la meute. Pourtant je dois rejoindre les toilettes pour disparaître totalement et reprendre les apparences d’un simple élève.

Je suis encore à chercher un moyen quand je vois devant moi une poignée de gendarmes me barrer la route. Je ne sais pas comment ils sont arrivés là, mais ils sont là, une petite dizaine d’hommes en bleu déployés sur la largeur du préau, m’empêchant de retourner dans les toilettes.

Je n’ai pas besoin de regarder derrière moi pour savoir que Jean-Marc Vidal et Rémi Bourrat sont déjà prêts à me sauter dessus, mais la présence des autorités doit refroidir leur ardeur. Je ne crains plus les coups de ce côté, mais certainement seraient-ils heureux de m’attraper.

« De Charybde en Scylla, c’est chaud ! » je murmure entre mes dents.

Plus personne ne bouge, dans l’attente de quelque chose. Face à moi, un officier fait un pas en avant.

« Je suis le capitaine Francis Rodrigo, de la gendarmerie nationale, rendez-vous ! » me crie t-il.

Je reste immobile, à la recherche d’une idée.

« Quel motif ? » je demande pour gagner du temps.

« Excès de vitesse, délit de fuite, défaut de port du casque, coups et blessures, enlèvement et séquestration sur la personne de Christelle Trousset. De plus, vous êtes soupçonné d’être impliqué dans la disparition de Monsieur Charles Darlet.  »

« Ca reste à prouver ! »

« Laissez-le ! » hurle une voix derrière les gendarmes.

Le capitaine Rodrigo se retourne et voit Julien, de retour du vestiaire où il a mis son matériel à l’abri. Le jeune homme me jette un regard appuyé d’un haussement d’épaules, comme pour me dire qu’il est désolé de m’avoir mis dans cette situation. J’attends, préparant ma fuite, car l’officier se retourne déjà pour m’interpeller de plus belle.

« Rendez-vous ! Vous avez le droit d’être représenté par un avocat qui assurera votre déf… »

« Je me défends tout seul, je suis la justice, rentrez chez vous ! »

« Ca suffit ! Saisissez-vous de lui ! » ordonne t-il à ses hommes.

Les gendarmes se mettent en mouvement, formant un demi-cercle autour de moi. Je suis bel et bien devenu un gibier cerné par les chiens. Néanmoins, j’ai mis à profit mon échange avec le capitaine Rodrigo et l’intervention de Julien Wouter pour attraper discrètement le grappin que j’ai dans mon sac à dos. Je le sors d’un coup, l’extrémité de la corde enroulée sur mon poing, et le fais tournoyer autour de moi tandis que je cours sur l’aile droite des hommes en bleu. Ils restent à distance tant que tourne mon fléau, puis je vise le toit du préau et lance mon grappin qui s’accroche du premier coup.

Les gendarmes se rapprochent déjà.

Je prends mon élan et saute sur l’un d’eux, le plus petit. Il est surpris de mon geste et me laisse le temps de prendre appui sur son épaule.

Pendu à la corde, je décris un aller et retour de pendule, distribuant au passage des coups de pieds dans les képis. Une fois hissé sur le toit du préau, je reprends mon grappin et me fends d’un rire tonitruant, les poings sur les hanches et les jambes écartées. J’avoue que la posture est un peu théâtrale, mais on peut pardonner ma fierté d’avoir successivement échappé à deux brutes épaisses et une dizaine de gendarmes. Je crois aussi que mon rire disproportionné exprime un trop-plein de nervosité. Mon cœur veut jaillir de ma poitrine.

Dans la cour, les élèves sont au spectacle et suivent avec intérêt mes déboires.

« Rendez-vous ! Dernière sommation ! » hurle le capitaine Rodrigo en portant la main à son holster. Il s’est placé juste en dessous de moi et se tord le cou pour me voir.

« Rengainez votre arme, capitaine », dis-je sans contenir ma satisfaction, « je suis bien au-dessus de ça ! »

Et de fait, il me suffit de faire un pas en arrière pour disparaître de sa vue.

J’avise une fenêtre ouverte à l’angle du deuxième étage et me sers à nouveau du grappin. Suspendu dans les airs, les élèves me voient décoller et disparaître derrière le mur à plusieurs mètres du sol sous les cris de joie et d’exaspération. Quelques secondes plus tard, je me faufile dans la lucarne au fond des toilettes.

*

Je suis passé près de la catastrophe, mais je peux retrouver en partie mon aspect officiel. La part officieuse reste la marque rouge qui me chauffe la joue.

Pour donner le change, je fais en sorte de cacher mon profil jusqu’au gymnase. Là, dès le début du cours de sport, je me précipite sur Romain Lepetit, mon partenaire de lutte. Il en est étonné et je pense qu’il remarque que j’ai quelque chose d’inhabituel, mais dès la première passe, je feins de tomber sur la tête, exactement là où se trouve la trace du coup de poing de Rémi Bourrat.

Depuis plusieurs semaines d’entraînement, nos relations ont évolué vers un antagonisme quasi cordial. En classe, nous ne nous adressons que rarement la parole, nous nous ignorons l’un et l’autre comme si nous étions les deux pôles sur lequel tournerait l’axe du monde, et qu’il nous serait interdit de nous rapprocher sous peine de déséquilibrer l’univers tout entier.

En ce qui concerne la lutte, nous nous tenons en respect, au sens propre comme au sens figuré. Peu d’échanges excepté ceux de nos corps égaux, avec le professeur pour médiateur. M. Lagrange a vite compris que nous ne sommes pas compatibles sur le plan des sentiments, mais qu’il peut nous faire rencontrer comme deux blocs irréductibles, impénétrables l’un par l’autre.

C’est comme se battre contre soi-même et chercher à se dépasser constamment, si bien qu’au fil des séances, nous avons progressé rapidement. Jusqu’à ce jour d’hui et le direct dans ma mâchoire. Je viens d’essuyer un revers et j’ai épuisé toute mon énergie pour échapper aux gendarmes. Romain est donc meilleur que moi et m’envoie plusieurs fois au tapis.

« Les gars c’est mou ! » crie M. Lagrange en alternant coups de sifflets et frappes dans les mains. « Cléanthe défends-toi ! Oh ! On se réveille là ! Lepetit ça y est t’es en dessous là, rentre-lui dedans il est pas en sucre, secoue-le moi ! »

Nous sommes accablés de remontrances jusqu’à la dernière minute. Le mini-tournoi a lieu la semaine suivante, nous devons être prêts à affronter les meilleurs des autres classes.

En retournant aux vestiaires, Romain veut me dire quelques mots.

« J’ai pas le temps » lui dis-je, « je dois apporter ses devoirs à Fatima ».

« Je m’en tape, elle attendra » réplique t-il.

Fatima est en convalescence depuis plusieurs jours après s’être étouffée avec son chewing-gum en plein contrôle d’histoire. La boule de gomme a gonflé dans sa bouche au point de lui bloquer la respiration, non pas comme une bulle, mais comme si elle avait avalé plusieurs paquets de chewing-gum. Elle s’est évanouie sur sa chaise et les secours ont eu du mal à lui donner de l’air à travers la masse rose qui débordait de sa bouche.

Comme elle habite près de chez moi, je me suis porté volontaire pour lui apporter les cours recopiés consciencieusement par ses copines de classe.

Romain n’est pas enclin à l’empathie.

« Dis faudrait voir à éviter les conneries d’ici la semaine prochaine. »

Comme je ne réponds pas, il continue en pointant mon ecchymose.

« Je connais c’que t’as là, tu t’es pas fait ça en tombant sur le tapis… j’ai eu la même chose y a quelques mois, un mec qui m’a pris en traître, tu vois ? »

Je ne peux pas éviter son regard qu’il plante dans le mien. Je m’en tiens à un mutisme absolu.

« Fais pas ton mystérieux avec moi, j’suis peut-être le dernier d’la classe mais j’en ai là », dit-il en se frappant le crâne comme on cogne à une porte. « C’est pas creux ! »

« Je fais ce que j’ai à faire, ça me regarde » dis-je.

« Je m’en tape ! On est pas potes, toi et moi, on va au tournoi, on met une taule aux pignoufs d’en face, après on règlera nos comptes, mais surtout, surtout : te fous pas de moi ! »

Une heure plus tard, dans mon repaire souterrain que nous avons rejoint après les cours, Hadrien m’accable à son tour.

« Tu es un abruti à neuf fois la puissance neuf ! C’était n’importe quoi, et qu’est-ce que tu en tires ? Des hématomes ! Joli résultat ! »

Comme Romain avant lui, il désigne du doigt l’auréole violacée qui orne ma joue gauche. Il fait les cent pas tandis que je gis au fond de mon fauteuil, les yeux perdus dans les motifs des tapisseries.

« Quant à l’anonymat dont tu aimais te parer, le voilà compromis à bien des égards. D’abord Willy, puis Romain, et bientôt tout le monde, avec ce que tu as là ! »

« Ca va Hadrien » dis-je alors, « c’est le week-end, dans deux jours on n’y verra plus rien. »

Willy Ducros m’a dit à demi mot qu’il se doute de ma double identité, et cela a été pour lui l’occasion de trafiquer le Pétarou, il voulait même tester de « nouvelles mécaniques », selon ses dires. Il n’y a là que de la bienveillance. Il en va autrement avec Romain Lepetit, qui nourrit une rancœur dont l’issue est imprévisible. Je dois donc me tenir sur mes gardes.

« Ce que tu as fait n’a servi à rien », continue Hadrien avec de la désolation dans la voix. « Tu es en manque d’action, mais ce n’est pas une raison pour te jeter contre des murs à la première occasion. Et avec ça on est en train de passer à côté de quelque chose. Ce qui est arrivé à Vincent Thifaine est tout de même étrange… »

L’individu en question, double de Jean-Marc Vidal et sous la coupe de Clément Aldric, se précipitait sur Julien Wouter pour l’empêcher de jouer sa sérénade. Il aurait réussi son forfait si, sur son passage, il n’avait pas craché gratuitement sur David. Il s’est étouffé alors sans raison avec sa propre salive qui jaillissait hors de lui.

« J’ai bien mon idée sur la question » dis-je pensivement.

« Eh bien, je t’écoute » dit Hadrien en arrêtant son va et vient pour m’examiner.

Je reste un moment silencieux avec mes idées, à me demander si je dois me confier à Hadrien.

« Pour le moment, tu ne dois sortir que la nuit, laisse tomber les interventions au collège, s’il te plaît. Bon, la lune sera pleine dimanche de la semaine prochaine, je vais voir s’il y a un lien avec l’Arc » dit-il pour meubler le silence.

Darlet et Graillon n’ont toujours pas reparu depuis cette fameuse nuit où je les ai envoyés quelque part hors de ce monde. Un frisson me parcourt.

« Tu sais quelque chose ? » demande Hadrien.

« Non, non, ne t’en fais pas, rien de dangereux là-dessous, j’y veillerai. »

Je ne veux pas lui dire ce qui me travaille depuis ce fameux soir, je me sens trop coupable et j’ai peur d’affronter mes responsabilités.

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2 juin 2014

20- Aubade

Les semaines passent, et nous voyons poindre le printemps sur la vallée de la Mare. Il y a des bourgeons au bout des arbres dénudés, les plates-bandes se colorent de primevères, l’air frais porte l’odeur des beaux jours, et dans le ciel dégagé se répand des vols d’oiseaux de saison, la saison des amours.

Mme Lelièvre, en cours de Sciences naturelles, nous a révélé que, dans la nature, les individus mâles ont des atours plus chamarrés que les femelles. Ainsi nous apprenons que les messieurs étourneaux arborent « un plumage nuptial noir et brillant avec des reflets iridescents vert et rouge violacés. »

« J’ai des baskets comme ça, moi, madame » dit Romain du fond de la classe, « ça veut dire que j’ai mes chances avec une étournelle ? »

Rires des élèves. Impassibilité de l’enseignante.

« La femelle est plus terne, comme on le voit fréquemment dans d’autres espèces… » continue t-elle.

« Plus terne ? Ca veut dire habillée en gris, genre grand-mère ? J’en veux pas alors ! » lance Romain, avachi sur sa chaise.

Rire général.

« Ca veut dire, Monsieur Lepetit, que dans la nature, le mâle se fait toujours remarquer, et vous n’êtes somme toute qu’une espèce d’oiseau assez banale. »

De nouveau des rires, tandis que Romain se renfrogne.

Un autre oiseau est en pleine parade au même moment, c’est Julien Wouter. Depuis son arrivée au collège, il n’a eu de cesse de courtiser Kahina Roland, la petite amie officielle du très officiel Clément Aldric.

Aujourd’hui, nous sommes vendredi, Hadrien, Simon, David, Cédric et moi sortons de la cantine par la rampe qui rejoint la cour basse. Nous débattons sur le rôti de veau sauce forestière que nous venons de manger et que je suis le seul à défendre. Simon semble néanmoins de mon avis, mais le sujet est de peu d’intérêt en comparaison de ce que nous voyons tout à coup.

Julien, le jeune romantique franco-britannique, se tient devant le préau, une guitare dans les mains. A ses pieds, l’ampli est une énorme boîte noire dont il tourne quelques boutons. Un grésillement suivi d’un bruit assourdissant résonne dans toute la cour, haute et basse.

Hadrien se tourne vers moi et m’interroge du regard. Comme je le fixe, il me fait non de la tête.

« Ouh là ! J’ai une envie pressante moi », dis-je tout bas avant de m’esquiver en direction des sanitaires.

En passant près de Julien, je vois que le son aigu vient des cordes qu’il tient pincées au milieu du manche. Il en tire des modulations avec le vibrato.

Une bonne part des élèves est encore à la cantine, les autres se regroupent autour de lui, plusieurs jeunes filles joignent les mains et se mordent les lèvres.

Dans les toilettes, je prends en vitesse mon apparence de justicier grâce aux vêtements que j’ai dissimulés dans le faux-plafond, puis je sors discrètement pour observer la scène, posté à un angle du mur le long du bâtiment principal. Mes regards se portent vers la cour haute où se trouve le groupe de Clément Aldric. Je ne suis pas surpris de voir ce dernier accourir pour voir son rival entamer sa parade à l’adresse de sa petite copine. Kahina Roland, en retrait, a les joues un peu rouge mais fixe le musicien à distance avec une lumière particulière dans les yeux.

Un flot d’élèves déboule de la rampe en provenance de la cantine et fait une masse dans la cour basse, comme dans la fosse d’une salle de concert. Les « grands », Clément et les siens, sont au balcon. Face à eux, Julien, seul, enchaîne les accords sur sa guitare. L’air me devient familier.

Soudain il s’arrête de jouer et se met à chanter, d’une voix de tête claire et virile.

« Everyday I wake up and it’s Sunday… »

Les veines de son cou long et mince se gonflent. Je comprends qu’il a choisi cet endroit précis pour être entendu sans micro. La voix porte loin et s’entend jusqu’au fond de la cour.

« Whatever is in my eye won’t go away… »

Il a préparé son apparition de la même manière que je mets en scène mes interventions : avec efficacité et économie. J’éprouve une certaine sympathie pour ce jeune homme, bien qu’il soit très arrogant dans sa démarche.

« The radio is playing all the usual… »

A bien y réfléchir, courtiser la petite amie d’un autre a même quelque chose de choquant. Mais la victime se nomme Clément Aldric, le personnage le plus imbuvable du bahut, et la manière ne manque pas de panache.

« And what’s a wonderwall anyway… »

Julien reprend la guitare en sourdine en chantant le refrain de « Writing to reach you », puis appuie plus fort sur le pont, avec des notes plus aiguës sur les deuxièmes temps.

Cependant, Clément a donné des ordres à ceux qui se tiennent près de lui. Je vois deux sbires descendre de chaque côté de la cour haute. Ce sont Jean-Marc Vidal et Vincent Thifaine, deux redoublants de cinquième au sens de l’humour essentiellement tourné vers l’organe digestif et ses émanations gazeuses.

Je vois les pions sortir de la cantine et se diriger à leur tour vers le chanteur. Depuis la disparition de Graillon, officiellement en congé maladie, les surveillants manquent de coordination et d’initiative, si bien que la discipline se relâche dans nos rangs. Quant au proviseur et au proviseur adjoint, nous ne les voyons jamais. Ils restent enfermés dans leurs bureaux dans le bâtiment en contrebas, près de l’entrée, à l’opposé de nous.

Jean-Marc et Vincent, les brutes épaisses, donnent des coups de coudes et des coups de pieds pour se frayer un chemin jusqu’à Julien Wouter, semant des cris et des bleus sur leur passage. Les pions hésitent, je dois intervenir. Jean-Marc Vidal est le plus proche, j’attends encore un moment avant de foncer sur lui. Il est grand et un peu enveloppé, je dois viser le bassin et le percuter de toutes mes forces pour le renverser. Une fois à terre, je lui saute à pieds joints sur le ventre. Il en a le souffle coupé et ne se relève pas tout de suite.

Julien fait résonner les derniers accords de plus en plus fort, la tension est à son comble.

Je veux en profiter pour m’occuper de Vincent Thifaine, malheureusement je viens de me montrer et tous les élèves sont massés entre moi et mon objectif. L’effet de surprise est passé, je ne peux plus agir en un éclair. Je prends mon élan et me jette dans la foule. Des cris de joie fusent et chacun s’écarte pour me laisser passer.

Trop tard.

Je trouve Vincent à quatre pattes, vomissant de la bile. Près de lui se tiennent mes amis. David s’essuie le visage, Simon est hagard, Cédric sautille nerveusement.

« Il a craché sur David », me dit Hadrien à brûle-pourpoint, « et d’un coup il s’est mis à baver et à vomir de la salive… »

« Ca lui a sorti par les narines hé ! » s’écrie Cédric.

« Je ne sais pas ce qu’il a mais je crois que ça ira », dit Hadrien en me fixant résolument, « mieux vaudrait ne pas traîner. »

Je ne peux pas répondre, au risque qu’on reconnaisse ma voix sous l’écharpe rouge qui masque mon identité. Hadrien a raison, il y a trop de monde, je ne dois pas rester.

Je repars dans l’autre sens pour rejoindre les toilettes. Julien a terminé et remballe son matériel, la foule se disperse et ralentit mon retour.

Soudain, je me sens empoigné par le sac à dos et soulevé dans les airs. Deux mains me tiennent par le cou et par les jambes, je ne peux pas voir mon agresseur qui me maintient au-dessus de sa tête. Puis je suis projeté au-dessus des élèves. J’atterris sur mes pieds et un cercle se forme autour de moi et de Rémi Bourrat. Je lui lance allègrement :

« Salut Rémi-toupie ! »

Il grogne et adresse un signe à quelqu’un derrière moi. Je vois par-dessus mon épaule la foule s’écarter devant Jean-Marc Vidal, puis Rémi Bourrat en profite pour m’assener un coup de poing dans le ventre et dans la mâchoire.

Je sens le goût du sang dans ma bouche.

Puis plus rien.

26 mai 2014

19- Un sport d’homme

Deux jours après l’opération Etincelle, la vie suit son cours au collège Paul Féval. Graillon ne paraît pas dans les couloirs, l’un des pions invoque la grippe saisonnière à une élève qui souhaite le voir. Quant à Darlet, Hadrien en a des nouvelles par le journal régional. L’air sombre, il me tend la feuille de chou devant les portes du gymnase où nous attend notre premier cours de la semaine. La journée est exceptionnellement belle, le soleil me fait plisser les yeux en se reflétant dans les pages du journal.

« Autrement dit, il se pourrait bien qu’Esox Lucius ait enlevé Christelle… » dis-je après ma lecture.

« …ainsi que le richissime Darlet », dit Hadrien.

« Mais quand ils verront qu’il n’est pas réapparu, ni vivant ni mort, et qu’aucune rançon n’a été demandée, ils seront bien obligés de m’oublier… »

« …à condition que tu te fasses vraiment oublier. »

« Pas question ! Si quelqu’un a besoin de moi, je serai là ! »

Hadrien lève les yeux au ciel et lâche un profond soupir de lassitude.

« Et imagine que Darlet ou Graillon reviennent ? » reprends-je sur les nerfs. « Eux ou autre chose d’ailleurs, on ne sait pas ce qu’il y a de l’autre côté, on ne sait pas ce qu’ils ont ouvert ! »

« Pour le moment il serait bon de se tenir tranquille, et je parle pour toi. Tu auras remarqué qu’ils ne parlent même pas de moi. »

« Comment ça ? »

« Nous étions deux sur le… » Hadrien hésite.

« … le Pétarou ? Effectivement, rien n’est dit dans l’article. Tant mieux, tu restes dans l’ombre de mon ombre. »

« Ce que dit la bouche d’un sage plaît, mais les lèvres de l’insensé le ravalent », dit-il sentencieusement.

« Tu cites encore l’Ecclésiaste, n’est-ce pas ? Rien de nouveau sous le soleil alors… »

J’espérais lui extorquer un sourire, mais Hadrien reste de marbre, comme d’habitude. Je reprends mon sérieux en entrant avec lui dans les vestiaires.

Simon de Carvalho vient de se changer mais reste assis sur le banc qui court le long du mur sous les portemanteaux surchargés. Il a les traits tirés, comme s’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours, sa peau mate a terni. Quand je lui demande comment il se sent, il me répond qu’il a juste un peu mal à la tête.

Une partie de moi sait qu’il y a autre chose. Mais Simon ne me laisse pas lui en dire plus et s’en va vers la salle de judo.

Le porte-document à pince dans les mains, le sifflet autour du cou, M. Lagrange nous attend au milieu des tatamis. Il est immense dans son survêtement noir avec des bandes blanches sur les coutures des bras et des jambes. Immédiatement, il nous fait partir en échauffement tout autour de la salle, au bruit sec du sifflet.

Le soleil tombe des grandes baies vitrées au sommet des hauts murs, si bien que la température monte rapidement.

« Bon ! » crie M. Lagrange après les étirements, « aujourd’hui, séance spéciale ! Nous allons faire une initiation à la lutte… »

Un murmure de protestation s’élève parmi les filles, vite étouffé par l’enthousiasme masculin.

« J’ai bien dit séance spéciale ! » reprend M. Lagrange, « car au terme de cette séance, la classe sera coupée en deux. En gros les filles iront faire des agrès avec Madame Sercot, et les garçons continueront la lutte ! »

Je donne un coup de coude de connivence à Hadrien sur ce jeu de mot involontaire, je veux surenchérir par un « la lutte des classes, ah ah ! », mais je vois à sa physionomie qu’il n’appréciera pas mon trait d’esprit à ce moment précis. Près de lui, Simon de Carvalho fait la même tête.

M. Lagrange doit voir la même chose que moi car il dit aussitôt, en se grattant l’entrejambe :

« Quand je dis les garçons, je parle de ceux qui se montreront aptes à ce sport, bien sûr les autres pourront aller faire des agrès avec les filles si ça leur chante… »

Echanges de regards narquois entre les plus virils d’entre nous.

« Et comme je veux aussi voir ce que vous valez individuellement, vous allez travailler deux par deux… »

« …jusque là c’est logique… » je glisse pour moi-même.

« … et c’est moi qui fais les binômes ! » dit le professeur.

Les filles sont appariées de façon aléatoire et vite mises dans un coin de la salle avec des mouvements simples à répéter, en attendant la fin du cours. Quant aux garçons, les duos se font en fonction des gabarits. Ainsi David Biron va avec Cédric Lorca, petit et léger comme lui. Sans surprise, Hadrien se retrouve avec Simon, même si le premier est maigrelet et le second trapu. Ce qui les rapproche est plutôt une réticence patente à ce genre de sport. Je suis encore à les regarder pousser un soupir de soulagement quand j’entends mon nom.

« Cléanthe ! »

M. Lagrange marque une pause pour consulter son porte-document.

« Avec Lepetit. »

Je vais devoir affronter Romain Lepetit, le caïd de la classe, successeur naturel de son frère Aurélien pour le titre de gros-dur-du-bahut. Je me souviens du coup de poing que je lui ai assené en pleine mâchoire quand je l’ai pris en flagrant délit de vol, c’était au mois d’octobre. Je me souviens aussi de toutes les fois où j’ai du intervenir pour l’empêcher de s’en prendre à ses semblables, comme la semaine dernière en cours d’Anglais. Une animosité s’est installée entre nous dès la rentrée de septembre, comme si nous savions instinctivement que nous sommes des antagonistes absolus.

« Porte-nawak ! » entends-je souffler Romain.

Je vois dans son regard le dégoût de se savoir lié à moi pour plus d’une heure. Il a les poings serrés et les maxillaires saillantes quand il me rejoint sur mon tatamis.

Je suppose qu’il voit en moi un arrogant, ou que sais-je ? Si Romain Lepetit a un penchant naturel pour les embrouilles avec n’importe qui, je sens néanmoins une haine particulière à mon endroit.

Le cours doit consister à apprendre les règles de base de la lutte libre, ainsi que certaines prises. Il est donc question de parvenir à mettre à terre son adversaire et de maintenir ses épaules sur le tapis, ou de le faire sortir du rond central. Tout cela doit se faire dans le calme et le respect des consignes de sécurité.

Au coup de sifflet nous nous empoignons et c’est la guerre entre Romain et moi.

Tout le monde nous regarde.

Les muscles tendus, les dents serrées, chacun pourrait tuer l’autre d’un simple regard s’il en avait le pouvoir. Je suis le premier à ouvrir les hostilités en le projetant par-dessus mon épaule. Il se redresse aussitôt et me saisit aux jambes. Je tombe lourdement. Au sol, chacun se démène pour avoir le dessus, nous roulons l’un sur l’autre de droite à gauche, puis de gauche à droite, jusqu’à ce que je réussisse à l’immobiliser avec mes jambes autour de sa taille.

J’entends autour de moi des encouragements. La plupart sont adressés à Romain.

Il s’arc-boute pour que son dos ne touche pas le tapis, puis fait une vrille en poussant un hurlement de rage. Je bascule en arrière et il me plaque au sol de tout son poids.

« J’t’ai eu ! » dit-il haletant. « Je sais qui t’es ! J’suis pas un demeuré, moi, tu vas voir ! »

Je suis vaincu, selon les règles de la lutte libre, mais quelque chose monte en moi qui semble être de la même nature que ce qui anime mon adversaire, et ce n’est au fond que de l’orgueil blessé. Je place mes pieds au niveau de son torse et détends mes jambes comme des ressorts. Romain est propulsé au dessus du sol, parcourt la largeur du tapis et s’écroule de l’autre côté de la zone de passivité.

Applaudissements de toute la classe, excepté Hadrien qui a son air de reproche quand je me fais remarquer au grand jour.

M. Lagrange donne du sifflet.

« Bon ! Ca suffit ! » crie t-il.

Mais Romain est déjà sur pied et se jette sur moi. M. Lagrange s’interpose.

« J’ai dit ça suffit ! Vous vous mettez chacun dans un coin ! Le temps de vous calmer ! »

Le professeur reprend le cours en donnant des instructions à chaque binôme. Quelques minutes plus tard, il nous appelle, Romain et moi. Nous savons que le moment ne sera pas une partie de plaisir, mais je sens que Romain ne regrette pas plus que moi notre empoignade, quelle que soit la sanction.

« Bon les gars ! Je suis plutôt satisfait de c’que j’ai vu, vous êtes pas des fous de compétition, ça s’est vu en cross, surtout toi, Maxime, mais vous avez la même énergie. Alors vous vous aimez pas, ça se voit, mais va falloir faire un effort les gars ! La lutte c’est comme le rugby, c’est un sport d’homme, et moi je vois que vous êtes des vrais gars, alors vous allez vous entraîner tous les deux, sans coups bas, et quand la manche est finie, elle est finie, ok ? Après y a le… mini-tournoi qu’on a organisé avec les autres professeurs d’EPS, chacun sélectionne deux de ses élèves pour y participer. On fait ça dans deux mois, alors on va bosser dur, parce que je sais déjà que c’est vous que je choisis. Je crois pas que mes collègues aient autant d’avance. Ok ? »

M. Lagrange attend de nous un sourire ou l’expression de notre fierté, de notre enthousiasme. Il n’a en face de lui que deux énergumènes qui se regardent en coin avec la conviction que l’un devra manger l’autre.

« Ca comptera dans la moyenne », ajoute t-il pour nous motiver.

Aucune réaction de notre part.

« Bon. C’est pas grave. On y retourne », dit M. Lagrange.

3 mai 2013

bourg malais 2

30 avril 2013

18- Le cri

Nous sommes samedi soir, ma mère s’endort devant une émission de variétés.

Je descends dans mon repaire par le passage sous mon lit. J’ai aménagé un éclairage avec des guirlandes lumineuses qui courent le long des galeries, ce qui donne un aspect à la fois étrange et merveilleux. Un frisson de plaisir me parcourt chaque fois que je descends dans mon antre.

Dans la grande salle, je reste un moment à méditer dans un gros fauteuil au cuir craquelé que j’ai trouvé un soir abandonné sur un trottoir. Pour plus de confort, je l’ai recouvert d’un plaid écossais. J’ai également installé de vieux tapis au sol et des tentures sur les parois terreuses, pour plus de chaleur. De l’autre côté de la grande table, une petite bibliothèque en bois s’est remplie peu à peu des rapports détaillés qu’a faits Hadrien de chacune de nos sorties. Tout cela ainsi que la documentation dont il s’est servie s’accumule petit à petit dans cette bibliothèque improvisée dans la grande salle de notre repaire.

J’entends au loin le bruit de la chute d’eau dans l’un des tunnels, tout est calme, immobile.

Je retrouve mon costume, mes accessoires, et le Pétarou flambant neuf.

Le moteur rugit dans le boyau étroit, la lumière du phare découvre les zones d’ombre le temps d’un clin d’œil. Juché sur mon destrier mécanique, je prends à pleine vitesse la longue galerie qui mène en droite ligne vers la sortie secrète de la côte des Bas-Plateaux.

Quelques minutes plus tard, Hadrien lâche un sifflement d’admiration en découvrant le Pétarou.

« Willy est monté à 130 avec », dis-je avec fierté.

Aussitôt le visage de Hadrien se rembrunit.

« C’est plutôt dangereux, et nous n’avons pas de casque, ni toi ni moi… »

Mon acolyte se montre une fois de plus un peu trop prudent, et ça m’agace.

« C’est maintenant que tu dis ça ? Tu crois que ce qu’on fait une fois par mois depuis le début de l’hiver, c’est pas dangereux ? »

Il fait la mou.

« Allez grimpe, cocotte ! » je lui lance.

« Je trouve que ton registre de langue a quelque peu souffert… » dit-il.

« Te caille pas l’raisin mon gros. »

Les ennuis commencent quand nous rejoignons la route départementale. Des gendarmes arrêtent les véhicules pour les contrôles d’usage. Le samedi soir est le moment idéal pour intercepter les jeunes gens à peine titulaires de leurs permis de conduire et si contents d’eux-mêmes qu’ils se lancent sur les routes vers des fêtes alcoolisées.

Le barrage est placé juste à la sortie de Révaux.

« Oh non ! » crie Hadrien derrière moi. Mais ce n’est pas par peur du gendarme, c’est qu’il commence à me connaître.

Je roule normalement jusqu’à eux, puis, au premier signe qu’ils font de me rabattre, je mets les gaz. Le Pétarou fait un bond en avant, et nous dépassons les autorités. Peu habitués à ces méthodes, ils mettent du temps à réagir. Néanmoins, deux sirènes me viennent aux oreilles. L’aiguille du compteur dépasse le deuxième zéro du « 100 » et je suis déjà arrivé au carrefour de la route de Montilliers. J’éteins le phare et m’engage habilement sous les arbres du vieux chemin par lequel on gravissait autrefois la colline. Nous sommes deux silhouettes noires sur un véhicule noir cachées dans la pénombre. Les deux motards qui nous poursuivent passent sans nous voir.

Hadrien me donne une bourrade dans le dos, en signe de désapprobation absolue.

Je mets la lumière en basse intensité et ressors discrètement. Nous arrivons à Bourg-Malau par le nord, du côté ouest de la Mare. L’Arc de force se reflète dans les rayons de lune et enjambe la vallée jusqu’à la Fontaine aux Corneilles cachée quelque part sous les arbres, dans les hauteurs. Je gare le Pétarou au fond de l’impasse Saint Jacques.

« Au fait ! » s’écrie Hadrien en se frappant le front, « on n’a pas donné de nom à notre mission ! »

Je pouffe de rire en guise de réponse.

« Opération étincelles », dit-il sans prêter attention à mon hilarité.

Il y a déjà eu l’opération coup de bec, puis les missions de surveillance 1, 2, 3, et ce soir, qui promet d’être tout sauf calme. En ce qui concerne mes interventions en pleine journée au collège, Hadrien refuse catégoriquement de les consigner, estimant que ces faits n’ont aucune importance. Il préfère considérer tout cela comme des « exercices ». Les faits les plus remarquables sont simplement cités comme des « affaires », comme l’affaire Rémi-toupie, ou pour mes rondes de ville : « met en fuite des cambrioleurs », « livre un agresseur à la gendarmerie », à peine quelques mots laconiques en face des dates.

Je reprends mon sérieux en consultant ma montre. Il est 23h00. Depuis le bord de la rivière qui nous sépare de la propriété, nous voyons Charles Darlet venir de sa villa, suivi de Graillon en tenue de druide. Le duo a toujours quelque chose de grotesque. Le riche propriétaire, de taille moyenne, a un ventre énorme engoncé dans une armure de cuir, comme si un sumo avait voulu se déguiser en samouraï. Quant à Ivan Graillon, le CPE du collège, il semble bien frêle dans sa chasuble blanche, et sa haute taille le fait ressembler à un roseau dans le vent.

« Il va être difficile d’entrer sans te faire remarquer », dit Hadrien.

Selon notre plan, Hadrien reste en retrait pendant que je pars au front. Il se tiendra en observation de l’autre côté de la rive au bout de la propriété.

« Ne t’en fais pas », dis-je en regardant une fois de plus ma montre, « et ouvre l’œil. »

Comme au cours des lunes précédentes, je guette un signe de Jonathan Ramiot. J’ai compris avec le temps qu’il est venu à moi avec une extrême bienveillance, et que je n’ai pas à craindre son spectre. J’espère l’apercevoir, échanger un geste de sympathie. Aucun signe, ni dans la véranda, ni à la fenêtre du bureau. En outre, je dois porter mon attention ailleurs.

Du bruit se fait entendre de l’autre côté de la villa, vers la rue. Darlet et Graillon font demi tour pour aller voir de quoi il retourne.

« C’est le moment », dis-je.

Je mets le Pétarou face à la Mare. D’une simple pression sur l’un des boutons du guidon, j’actionne le grappin qui va se planter dans un arbre de l’autre côté de la rivière. Je franchis le cours d’eau en quelques secondes. Après un coup d’œil vers la véranda et la fenêtre du bureau, sans aucun signe du fantôme, je rejoins le cercle de pierre au fond du jardin, près de l’endroit où la Mare forme un coude.

L’Arc part du milieu des pierres et sa lumière argentée, reflet des rayons de lune, se perd au-dessus des arbres en direction du cimetière.

Darlet et Graillon arrivent à leur tour et, sans se douter de ma présence, entament une fois de plus leurs incantations. Des dizaines de bougies disposées tout autour éclairent les deux hommes agenouillés face à l’Arc. Ils ont déjà réussi à ouvrir un passage vers le Sidh, une sorte d’au-delà, mais ils n’ont pu réitérer l’opération lors des pleines lunes suivantes, jusqu’à la dernière au cours de laquelle un bouquet d’étincelles a jailli de l’Arc.

Comme convenu dans les objectifs que nous avons fixé avec Hadrien, j’interromps les apprentis sorciers en criant et en jaillissant de l’ombre :

« Fini de faire joujou avec les bougies, mes petits ! ». D’un coup de pied bien ajusté, j’envoie un gros cierge fuser au-dessus de leurs têtes.

Graillon tressaille. Darlet est plus réactif et dégaine aussitôt sa courte épée.

« Encore toi, avorton ! » grince t-il entre ses dents. Il se lance sur moi avec une telle énergie que j’en suis surpris. Un simple pas de côté me permet néanmoins de l’éviter sans problème.

« Continuez le rituel ! » ordonne t-il à Graillon et l’escogriffe s’exécute au milieu de notre agitation. Par ses moulinets, Darlet m’empêche d’approcher.

Quand Graillon en a terminé, l’Arc s’illumine un peu plus et un crépitement se fait entendre. Darlet se détourne et vient se placer face au phénomène. Je bondis alors et lui arrache l’épée des mains. Les deux hommes doivent reculer sous ma menace.

« Rendez-vous ! » je crie à travers mon écharpe, « je suis Esox Lucius, je suis la nuit, je suis énervé, rien ne m’arrête ! »

J’occupe l’espace entre l’Arc et eux. Quand je vois leurs yeux s’arrondir, je crois d’abord leur inspirer une réelle terreur, mais il n’en est rien : des tentacules de lumière s’échappent de l’Arc derrière moi, elles se ramassent en une forme immense et ondoyante. Quand je me retourne, j’ai l’impression de voir une langue d’une blancheur aveuglante. Cette forme se fige tout à coup puis s’abat sur moi. Armé de la seule petite épée de Darlet, je tente sans réfléchir une frappe à la manière d’un batteur de base-ball. Les yeux fermés, je sens quelque chose de lourd rebondir brutalement sur la lame : la forme est jetée dans la direction opposée. Elle se détache de l’Arc et disparaît de l’autre côté de la Mare.

Darlet et Graillon ne bougent plus, la bouche ouverte.

« Il peut faire ça ? » demande Darlet à mi-voix.

Graillon grogne en retour pour signifier les limites de son savoir.

Je les sors de leur torpeur en les menaçant à nouveau de l’épée. L’Arc continue de scintiller avec une grande intensité, on peut même percevoir comme un battement à l’intérieur, comme s’il était vivant.

Inspiré par ma rencontre avec Rémi Bourrat, j’ordonne à Graillon de ligoter Darlet avec la corde que je viens de tirer de mon sac à dos. Quand le gros homme est ficelé, je saisis la corde et d’une main je parviens à attacher Graillon dos à dos avec son maître.

« Si vous aimez tant que ça les bizarreries, allez donc les voir de plus près ! » dis-je tandis que je les attire vers la lumière de l’Arc. Ils hurlent et se débattent, mais je parviens à les pousser jusqu’au bord. Ils résistent encore, leurs yeux sont exorbités, leurs voix brisées. Je relâche la pression un instant pour les déséquilibrer et donne l’impulsion décisive pour les faire basculer. Ils disparaissent quelque part en dehors de ce monde, dans la lumière de l’Arc.

La nuit redevient silencieuse.

Silencieuse et froide.

*

Je reviens une fois de plus à cette question que n’importe qui pourrait poser. Toute personne sensée, ancrée dans les hauts fonds de la raison, et dont la vie tout entière repose sur le socle inaltérable de la causalité, une personne pétrie des sentiments purs de la simplicité, sans autre loi morale que l’impératif catégorique et la dichotomie bien pratique du bien et du mal comme deux contraires qui ne peuvent se trouver qu’une fois à la fois dans une personne à la fois, cette personne dis-je, disons « on » pour ne pas dire « doxa » ou que sais-je d’avilissant, « on » donc demandera : à quoi bon ?

Pourquoi se déchaîner contre des individus dont on ne connaît pas les desseins ? Méritent-ils de subir un sort sinon funeste, du moins incertain ? Y a t-il quelque chose de rancunier ou de revanchard dans mes actes ? Je ne puis me juger moi-même, je m’en remets à Dieu pour cela. Mais jugeons les actes et nous verrons : Darlet et Graillon sont liés d’une manière ou d’une autre à la mort de Jonathan Ramiot, ils ont enlevé et séquestré pendant plusieurs jours Christelle Trousset sans envisager de la relâcher, ils ont attenté à ma vie, selon Hadrien on peut même dire qu’ils m’ont tué. Je me demandais il y a quelques temps si j’avais vocation à être un redresseur de tort. J’y rechigne encore mais je crois que j’ai répondu ce soir à mes questions. Dans « justicier » il y a « justice », après tout, la différence est un numéro de funambule.

Et je suis là, au milieu d’une pelouse bien nette, sous la lune ronde et le ciel constellé, au pied de cet étrange arc-en-ciel monochrome. Je fixe ses reflets d’argent et ils m’inspirent une certaine sympathie, comme si nous étions faits de la même essence.

Rien ne vient, pas un signe des deux hommes.

Mais un cri de douleur s’élève derrière les arbres, de l’autre côté de la rivière.

Sans l’avoir jamais entendu auparavant, je reconnais ce cri.

30 avril 2013

17- Le Pétarou

Après les cours, et après avoir été déposé par le bus aux portes de Montilliers en haut de la colline, je file à toutes jambes chez Willy Ducros.

Je lui ai laissé le Pétarou pour une révision complète. Il a déjà fait plusieurs réparations, notamment après ma merveilleuse cascade pour pénétrer dans le parc de la Villa Nemeti.

« Pétard ! T’y es allé fort, là ! » avait-il dit en découvrant les dégâts. « La fourche est pliée, la roue a des coins, l’accélérateur se balance sur son câble… chapeau mon gros !  Mais dis donc ? Tu sais je vais plus à l’école mais je sais encore lire, hein ? Un gars bizarre sauve une poulette en mob, y paraît même que la mob elle avait une sale tête, et toi t’arrives deux jours après avec un engin déglingué que j’t’ai vendu tout neuf ? »

Pris de court, j’ai nié tout en bloc.

« J’ai dérapé dans le chemin du Bois-Vigile, c’est glissant par là-bas, avec les mousses, les feuilles mortes… »

« Mouais… arrête ton char, Ben Hur ! »

Willy a eu l’extrême bonté de réparer le Pétarou, si bien que j’ai pu l’utiliser lors de mes sorties suivantes pour aller avec Hadrien espionner Charles Darlet. Mais peu après notre dernière sortie, j’ai reçu un appel de Willy.

Il voulait que je lui ramène le Pétarou pour lui apporter des « modifications ». Je n’avais aucune raison de le lui refuser. Les jours ont passé et, à la veille de mon nouveau combat, je n’ai toujours aucune nouvelle. C’est la raison pour laquelle je me précipite chez lui ce vendredi soir.

Ses parents habitent dans l’une des maisons mitoyennes qui font face à l’école primaire de Montilliers. La demeure est quelque peu négligée, des tuiles du toit gisent en puzzle devant la porte depuis plus d’un an, de hautes herbes ont poussé entre les fissures du ciment au sol, et les pots de fleurs arborent des tiges jaunies et des feuilles racornies. Le pâle soleil déclinant ajoute au tableau des teintes de tristesse.

Je frappe à la porte, mais personne ne répond.

Je suis de plus en plus nerveux. Sans Pétarou, je dois me résoudre à aller à Bourg-Malau le lendemain soir en vélo, mon image de justicier motorisé va en pâtir. Il n’est pas sûr non plus qu’Hadrien fasse le trajet de chez lui. Enfin, je n’ai pas prévu d’économiser mes forces contre Darlet pour être en mesure de rentrer chez moi, car je ne sais pas à quoi m’attendre.

Je n’oublie pas que cette nuit-là, j’ai passé plusieurs minutes dans l’eau glacée de la Mare. Sans savoir pourquoi, j’ai survécu, et je n’ai pas été capable d’y voir plus clair par la suite. J’ai remarqué que mes sens se sont un peu aiguisés et que j’ai de meilleurs réflexes, pourtant il m’arrive encore de saigner en me coupant ou de bleuir en me cognant. Hadrien dit que le seul pouvoir que j’ai acquis c’est la confiance en moi. Il dit ça assez sombrement parce qu’il trouve que ma confiance penche dangereusement vers la « suffisance ».

Je frappe un peu plus fort à la porte de Willy Ducros, sans réponse. Le soleil passe derrière l’horizon, les réverbères tardent à s’allumer, la rue baigne dans le silence. Mon inquiétude grandit, je ne suis pas infaillible, juste un peu téméraire, mon esprit s’échauffe en songeant au lendemain soir. Je dois me résoudre à rentrer chez moi.

*

J’accueille toujours le vendredi soir avec soulagement, comme si toute la semaine avait tendu vers ce moment où l’urgence du lendemain cesse de hurler ses exigences. Les devoirs peuvent attendre, la vie peut commencer. Depuis quelques mois, je me sens investi d’une mission, que je dois réprimer pendant tout le temps que je passe parmi mes semblables. Avec l’arrivée du week-end et des vacances, je peux enfin me consacrer à ce qui donne du sens à ma vie. Le soir venant, c’est comme si je descendais dans un monde à moi seul familier, un monde où je peux enfin m’étirer, me dresser de tout mon être et exister.

L’absence de Willy ruine mon moral.

« Quelqu’un a appelé pour toi », me dit ma mère quand j’ouvre la porte de notre maison.

Mon cœur s’emballe.

« Willy ? » je m’écrie plein d’entrain.

« Simon » dit-elle sans savoir la déception qu’elle me cause. « Il voulait absolument te parler, il n’a pas dit pourquoi. Qui est Willy ? »

« Personne » dis-je sans cacher ma contrariété.

Cependant, ma curiosité se réveille et j’appelle Simon pour savoir ce qu’il a de si important à me dire pour que cela ne puisse pas attendre le lundi suivant. Sa mère décroche et j’attends qu’il vienne prendre le combiné.

« Maxime ? Merci d’avoir rappelé, je pensais pas que tu le ferais… »

« Tu voulais me parler ? »

« Oui, c’était pour te remercier, pour l’autre jour avec Fatima, j’ai bien failli exploser, je supporte plus les… »

« C’est rien, Simon, j’ai vu que ça n’allait pas, alors j’ai réagi, pas la peine de m’app… »

« Si si ! Tu sais pas à quel point ça me rend fou, je ne supporte plus d’être comme ça, mais je ne supporte pas non plus ces bruits, c’est dégoûtant ! Comment peut-on être aussi mal élevée ? »

« Du calme, Simon, trouve-toi des bouchons d’oreilles… »

« Oui, tu as sans doute raison… dis ça te dirait de venir chez moi demain après-midi ? J’habite à Bourg-Malau… »

« C’est gentil Simon mais j’ai… »

« …rue du Pont… »

« Quoi ? »

C’est rue du Pont que se dresse l’immense grille d’entrée de la Villa Nemeti Mon esprit revient encore et toujours à ma lutte contre Darlet, à mon problème de véhicule…

« Ecoute Simon, ça me ferait plaisir de venir te voir, mais pas demain. Par contre, peux-tu me rappeler demain après-midi ? J’ai un service à te demander. »

Simon est ravi de prendre rendez-vous pour le lendemain au téléphone.

A peine ai-je raccroché que la sonnerie retentit de nouveau.

« Dis-donc ça sonne occupé chez toi ! » dit la voix de Willy Ducros à l’autre bout du fil. « J’arrête pas d’essayer depuis t’à l’heure ! »

Je suis suspendu à ses mots, impatient de savoir si je peux récupérer le Pétarou.

« Ouais bah concernant la bécane, je préférerais qu’on se retrouve par chez toi. »

Une heure plus tard, à la nuit tombée, je danse d’un pied sur l’autre dans le chemin du Bois-Vigile qui longe le manoir du même nom. C’est une route complètement défoncée qui traverse un pan de la colline de Montilliers jusqu’aux champs qui recouvrent le versant oriental de la vallée de la Mare. La nuit est noire sous les arbres, le chemin se perd dans les ténèbres, je ne sens pas le froid glacial et inhabituel pour un mois de mars : je suis dans mon élément.

Willy arrive sur le Pétarou, s’arrête au milieu du chemin, et met la béquille. Il a laissé le phare allumé, mais il en baisse l’intensité en pressant un bouton sur le guidon.

Son air sérieux m’inquiète. Pourquoi ce rendez-vous secret ? Veut-il me soutirer de l’argent à l’abri des regards ? Pourquoi si près de chez moi ? En prévision, j’ai déjà repéré le trajet le plus court pour rejoindre ma cachette souterraine.

Il me serre la main sans quitter son air grave. Il mâche crânement son chewing gum, la bouche de travers, des nuages de buée s’en échappent.

« Sympa l’endroit ! Y a moyen de planquer une Batcave là-d’ssous ! Bon ! Désolé pour t’à l’heure chez moi, mais je voulais pas qu’on voit trop c’que j’t’amène, mon gros ! »

Puis, campé sur ses pieds, les poings sur les hanches, il me désigne du menton la mobylette.

« Vise un peu l’engin ! » dit-il avec fierté.

De fait, j’ai sous les yeux un Pétarou métamorphosé.

« Déjà, je te l’ai repeint, parce que ta peinture là, j’imagine que c’était pour pas être vu dans la nuit, mais t’as mis un noir trop brillant, moi je t’ai mis un noir…quoi… opaque ! On dit noir mat, j’t’ai fait une Bat-mob en fait. »

Je dois visiblement prendre le faux air de celui qui ne comprend rien.

« Oh fais pas semblant, va ! Bon si tu veux, on va faire comme si je parlais au subjonctif. »

« Au conditionnel, tu veux dire ? »

« C’est ça mon gros ! Alors imaginons que t’aurais besoin d’un engin… comment on dit ? Furtif ? Ouais, une bécane qui file comme l’éclair, et que personne peut dire après s’il a vu quelque chose. Alors je t’ai refait la peinture comme ça, déjà. Et puis t’as vu la lumière à l’avant ? En appuyant là tu te mets en mode discrétion, juste assez pour voir devant toi, et le feu arrière reste éteint. Après, le moteur, je te l’ai gonflé un peu, au cas où t’aurais besoin d’emmener une petite jeune fille en détresse. » Willy m’adresse un clin d’œil de connivence avant de reprendre. « Et admettons que t’as quelqu’un derrière toi qui veut te rattraper, tu mets les gazes et puis bye-bye, tu vois ? Je l’ai testé sur les Plateaux, je suis monté à 130. »

Je suis ravi, et Willy l’a remarqué.

« Bon je continue. Disons que tu veux faire une acrobatie, comme sauter par dessus un fossé, ou une rivière. Je voudrais pas que tu me ramènes la mob en pièces détachées, alors je t’ai mis des protections sur les côtés et devant, tu vois les barres là ? Et puis dans la fourche, je t’ai mis un lance-grappin, on sait jamais. »

Je tente en vain de cacher mon émotion. J’essaye de trouver mes mots, mais Willy prend encore les devants.

« Te caille pas le raisin, tu ne m’as rien demandé, mon gros, et moi ça m’amuse. Tu me diras c’que ça donne, hein ? Et puis si t’as besoin d’aut’ chose tu me dis. »

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