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Bourg-Malau
15 janvier 2013

10- A la poursuite du brouillard vert

Le brouillard prend des teintes spectrales sous la pleine lune tandis qu'il se faufile entre les arbres. Très vite j'atteins le sentier puis le remonte à grandes enjambées par-dessus les flaques de boue jusqu'au cimetière. J'ai déjà dépassé la brume qui continue lentement sa progression.

Dans mon esprit, la résolution de toute cette affaire se forme. Graillon a parlé du monde des morts, et le brouillard se dirige directement vers le cimetière. Le CPE n'est que le complice subalterne d'un être malveillant. Pour être honnête, je ne pense même plus à de la malveillance, mais à du maléfice.

De la malignité.

Pour le reste, ses paroles au sujet de Catubodua sont incompréhensibles. Qu'est donc devenue Christelle Trousset ? Je conserve le faible espoir de la retrouver vivante aux mains du « maître » quelque part dans le cimetière.

J'ai encore une bonne avance sur la brume, ce qui me laisse le temps de ménager une approche discrète de la demeure des trépassés.

Une fois entré, je tombe dans un lieu commun : tout est calme, immobile, d'un silence de mort. Sans bruit, je fais le tour des allées, courbé à la hauteur des tombes. Il n'y a rien ni personne. Je suis perplexe. J'imaginais retrouver un peu de la théâtralité déployée par Graillon à la fontaine aux corneilles.

Je reviens vers l'entrée de la nécropole et j’attends. La brume verte arrive, étrangement familière, puis survole les pierres tombales. Je réalise alors qu'elle ne fait que passer car, arrivée de l'autre côté, elle passe par dessus le mur et continue son chemin vers le fond de la vallée. Je ne fais plus attention au bruit que je peux faire, certain que je ne réveillerai plus personne en ce lieu. Je me hisse alors sur le mur d'enceinte pour prendre de la hauteur et rejoindre l'autre extrémité.

Devant moi s'étale la bourgade endormie. À mes pieds commencent les premières habitations, les rues éclairées à intervalles réguliers s'enchevêtrent jusqu'aux contreforts de la colline où serpente la route de la côte de Montilliers. Le village est caché dans la nuit froide derrière la forêt du Bois Vigile. Les lumières de la ville, telles des veilleuses, donnent un sentiment de sécurité, un peu de chaleur dans le froid de novembre. Mais je sais que quelque chose de grave menace de rompre la tranquillité des habitants. Heureusement, je suis là, plus qu'un protecteur, une sentinelle, un gardien vêtu de noir qui se fond dans la nuit. De mon poste d'observation, je prolonge du regard la trajectoire du brouillard. Je m'aperçois alors qu'il file droit vers le domaine de la Villa Nemeti.

Je repense en un éclair aux pierres dont m'a parlé M. Darlet.

« Le premier jour de novembre, les blocs ont refait surface…»

Et Hadrien :

« Il manque quelque chose... pour un cromlech... » Il m’a expliqué plus tard qu’un cromlech est un lieu sacré utilisé par les druides, des menhirs disposés d’une certaine manière en fonction de la course astrale des corps sidéraux. Il s’était attendu à voir des pierres dressées à la fontaine aux corneilles.

Je regarde alors le ciel où brille la lune ronde, mais je n'y vois qu'un plafond constellé de petits points scintillants, sans aucune signification pour moi. Je connais quelqu’un de la 6ème B, il a davantage de connaissances en la matière et aurait pu m'être utile, mais je suis seul, je dois démêler cette histoire avec mes propres ressources.

La brume continue vers le domaine de la Villa Nemeti. Il n'y a plus une minute à perdre. Je prends le Pétarou et pars à vive allure dans les rues désertes de Bourg-Malau. L'immense portail en fer doit être fermé, je ne peux donc entrer que par la Mare qui borde la propriété. Je prends conscience de cela tandis que je remonte la rue d'Orléans. Je prends alors la rue de Richemont dans un virage à angle droit. Le Pétarou dérape dangereusement sur la chaussée humide, si bien qu'il me faut assurer mon équilibre avec mon pied. Aussitôt rétabli, je mets les pleins gaz jusqu'à l'impasse Saint Jacques. Il s'agit d'une petite rue étroite qui se finit au bord de la Mare, en face des pelouses de la Villa Nemeti.

Je prends mon élan et parcours la centaine de mètres de l'impasse Saint Jacques en quelques secondes. Ce n'est qu'au bout que je réalise la suprême bêtise qui m’habite : je n’ai pas anticipé le franchissement de la Mare, c’est la baignade assurée. Je me souviens alors de la présence d'une barrière à la fin de l’impasse. L'obstacle est déjà en vue, il est trop tard pour freiner.

Tout bon sens m’a déserté, je fonce à pleine vitesse vers ma totale destruction.

Cependant, je maintiens la barrière en ligne de mire, la barrière se rapproche, j’installe mon sac à dos en position ventrale, je vois la barrière, je mets mes deux pieds sur la selle. Au dernier moment, je coupe habilement le moteur et lâche le guidon. Le Pétarou percute la barrière avec moins de fracas que je n'aurais cru. La roue arrière bascule en avant et me projette dans les airs. Mon sac à dos me protége des branches des arbres qui bordent la rivière de part et d'autre. Je sens des brindilles se briser sec à mon passage. Je pense alors que je serais pareil à une brindille si je rencontrais un tronc ou une grosse branche.

J'atterris de l'autre côté sans trop de dégâts en dehors de quelques accrocs et de grandes traînées de boue. Je savoure cet instant car je sais que mes parents n'auront jamais vent de cela.

« Forfait gratuit » dis-je entre mes dents.

Je remets en place la capuche et l'écharpe qui assurent mon incognito et arrime mon sac sur mon dos en resserrant fermement les bretelles d'un geste vif, comme un parachutiste qui tire sur sa sangle. Enfin, j’observe les alentours.

J'ai pénétré le domaine juste derrière la villa. Je suis à quelques mètres à peine de la véranda plongée dans l'obscurité, à l'instar du reste de la maison.

Je retiens mon souffle une fois de plus. Derrière la grande baie vitrée se tient le jeune secrétaire. Il me regarde calmement, indifférent à mon entrée fracassante. Il a le même sourire aimable avec lequel il me parlait à notre dernière entrevue. Je tressaille à l’idée que M. Darlet le surprenne chez lui. Je suis moi-même étonné de le trouver là à braver le danger. Puis je me dis qu’après tout, j’en fais de même…

Je tente de lui dire de se cacher en mimant les mots avec mes lèvres et à force de grands gestes, mais rien n’y fait. Il ne bouge pas et me sourit. Finalement, il tend le doigt derrière moi.

Il m’indique un chemin pavé qui mène au fond de la propriété, après l’immense serre qui m’empêche encore de voir ce qui se cache là-bas. Le chemin est jalonné de statues antiques qui portent des flambeaux. Ces sculptures de femmes, rongées par les mousses, ont un aspect immémorialement latin. Après un petit geste de salut à mon énigmatique ami, je suis la petite voie romaine à bonne distance en passant entre la serre et la Mare.

De l'autre côté, l'allée rejoint un bassin de pierre avec une gerbe d'eau en son centre crachée par un triton. Les cariatides s'arrêtent là et le chemin décrit une courbe à droite vers le lieu sacré. Les pierres m'apparaissent d'un coup, à l'extrémité sud du parc, dans l'angle de la Mare. Cinq pierres de plus de deux mètres chacune, disposées en rond. À l'extérieur du cercle, des centaines de cierges plantés dans le sol éclairent la scène.

Un frisson m’électrise l'échine quand je vois au dessus de moi la brume verdâtre s'avancer sur la cime des arbres. De la fontaine aux corneilles à la propriété de la Villa Nemeti, il y a un dénivelé de plusieurs mètres, si bien que ce brouillard mystérieux a pris de la hauteur au moment où il atteint le cercle près duquel je me trouve. Vu de loin, il doit former comme un pont au milieu de la vallée, ou comme l’arche d’un immense jet d’eau...

La fontaine ! Voilà donc d’où vient ce nom bizarre donné à une pierre !

Je remarque avec un nouveau frisson que l’extrémité de cette arche s'évase comme une main tandis qu'elle descend vers moi.

Je suis seul. Aucune trace du soi-disant maître, aucune trace de Christelle Trousset. Graillon m'a t-il leurré ? Pourquoi me dévoiler le but de son rituel ? Peut-être espère t-il me faire peur avec cette histoire de maître. Mais comment arrêter tout ? Comment freiner un nuage ? Pour être sûr de ne pas passer à côté de quelque chose, je tente de lui souffler dessus.

En vain, bien entendu.

Et Christelle dans tout ça ? Le brouillard continue de descendre.

« Pecca fortiter », je murmure pour moi-même, puis je prends place au milieu des pierres dressées vers le ciel et attends que la brume soit tout à fait descendue. Après tout, je m’y suis déjà plongé dans le cercle autour de la fontaine, je ne pense pas craindre grand mal.

Je comprends vite mon erreur.

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