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Bourg-Malau
9 juin 2014

21- Képi vole

« Dis donc Quasimodo ! » dis-je en me redressant au plus vite. Mes jambes me soutiennent à peine, mais je dois tenir bon, je dois rester debout. « C’est bientôt Pâques, mais je ne suis pas une cloche ! Viens là que je te sonne le rappel, face de veau ! ». Je fais quelques pas en arrière pendant ma réplique.

Rémi émet un grognement pour toute réponse. Je suis déjà lancé contre lui. Je prends mon pied d’appel, la jambe libre en avant, puis les deux pieds et tout mon poids contre le torse du colosse. Il bascule en arrière et je me jette dans la direction opposée, vers Jean-Marc Vidal. Ce dernier est déjà prêt pour me recevoir. Je me réceptionne et dans le même temps je prends à nouveau mon élan, mais je fais glisser mon pied d’appel et je pars au ras du sol. Mon adversaire comptait me voir refaire la même manœuvre que pour son compère, et me cueillir dans les airs. Sans me vanter, c’est un joli contre-pied et j’en profite pour lui appliquer un croche-pattes.

Il s’étale et je détale.

Mais tous les regards sont sur moi. Aucune diversion possible pour cacher ma retraite. Je ne peux pas m’échapper ainsi aux yeux de tous, comme un lièvre devant la meute. Pourtant je dois rejoindre les toilettes pour disparaître totalement et reprendre les apparences d’un simple élève.

Je suis encore à chercher un moyen quand je vois devant moi une poignée de gendarmes me barrer la route. Je ne sais pas comment ils sont arrivés là, mais ils sont là, une petite dizaine d’hommes en bleu déployés sur la largeur du préau, m’empêchant de retourner dans les toilettes.

Je n’ai pas besoin de regarder derrière moi pour savoir que Jean-Marc Vidal et Rémi Bourrat sont déjà prêts à me sauter dessus, mais la présence des autorités doit refroidir leur ardeur. Je ne crains plus les coups de ce côté, mais certainement seraient-ils heureux de m’attraper.

« De Charybde en Scylla, c’est chaud ! » je murmure entre mes dents.

Plus personne ne bouge, dans l’attente de quelque chose. Face à moi, un officier fait un pas en avant.

« Je suis le capitaine Francis Rodrigo, de la gendarmerie nationale, rendez-vous ! » me crie t-il.

Je reste immobile, à la recherche d’une idée.

« Quel motif ? » je demande pour gagner du temps.

« Excès de vitesse, délit de fuite, défaut de port du casque, coups et blessures, enlèvement et séquestration sur la personne de Christelle Trousset. De plus, vous êtes soupçonné d’être impliqué dans la disparition de Monsieur Charles Darlet.  »

« Ca reste à prouver ! »

« Laissez-le ! » hurle une voix derrière les gendarmes.

Le capitaine Rodrigo se retourne et voit Julien, de retour du vestiaire où il a mis son matériel à l’abri. Le jeune homme me jette un regard appuyé d’un haussement d’épaules, comme pour me dire qu’il est désolé de m’avoir mis dans cette situation. J’attends, préparant ma fuite, car l’officier se retourne déjà pour m’interpeller de plus belle.

« Rendez-vous ! Vous avez le droit d’être représenté par un avocat qui assurera votre déf… »

« Je me défends tout seul, je suis la justice, rentrez chez vous ! »

« Ca suffit ! Saisissez-vous de lui ! » ordonne t-il à ses hommes.

Les gendarmes se mettent en mouvement, formant un demi-cercle autour de moi. Je suis bel et bien devenu un gibier cerné par les chiens. Néanmoins, j’ai mis à profit mon échange avec le capitaine Rodrigo et l’intervention de Julien Wouter pour attraper discrètement le grappin que j’ai dans mon sac à dos. Je le sors d’un coup, l’extrémité de la corde enroulée sur mon poing, et le fais tournoyer autour de moi tandis que je cours sur l’aile droite des hommes en bleu. Ils restent à distance tant que tourne mon fléau, puis je vise le toit du préau et lance mon grappin qui s’accroche du premier coup.

Les gendarmes se rapprochent déjà.

Je prends mon élan et saute sur l’un d’eux, le plus petit. Il est surpris de mon geste et me laisse le temps de prendre appui sur son épaule.

Pendu à la corde, je décris un aller et retour de pendule, distribuant au passage des coups de pieds dans les képis. Une fois hissé sur le toit du préau, je reprends mon grappin et me fends d’un rire tonitruant, les poings sur les hanches et les jambes écartées. J’avoue que la posture est un peu théâtrale, mais on peut pardonner ma fierté d’avoir successivement échappé à deux brutes épaisses et une dizaine de gendarmes. Je crois aussi que mon rire disproportionné exprime un trop-plein de nervosité. Mon cœur veut jaillir de ma poitrine.

Dans la cour, les élèves sont au spectacle et suivent avec intérêt mes déboires.

« Rendez-vous ! Dernière sommation ! » hurle le capitaine Rodrigo en portant la main à son holster. Il s’est placé juste en dessous de moi et se tord le cou pour me voir.

« Rengainez votre arme, capitaine », dis-je sans contenir ma satisfaction, « je suis bien au-dessus de ça ! »

Et de fait, il me suffit de faire un pas en arrière pour disparaître de sa vue.

J’avise une fenêtre ouverte à l’angle du deuxième étage et me sers à nouveau du grappin. Suspendu dans les airs, les élèves me voient décoller et disparaître derrière le mur à plusieurs mètres du sol sous les cris de joie et d’exaspération. Quelques secondes plus tard, je me faufile dans la lucarne au fond des toilettes.

*

Je suis passé près de la catastrophe, mais je peux retrouver en partie mon aspect officiel. La part officieuse reste la marque rouge qui me chauffe la joue.

Pour donner le change, je fais en sorte de cacher mon profil jusqu’au gymnase. Là, dès le début du cours de sport, je me précipite sur Romain Lepetit, mon partenaire de lutte. Il en est étonné et je pense qu’il remarque que j’ai quelque chose d’inhabituel, mais dès la première passe, je feins de tomber sur la tête, exactement là où se trouve la trace du coup de poing de Rémi Bourrat.

Depuis plusieurs semaines d’entraînement, nos relations ont évolué vers un antagonisme quasi cordial. En classe, nous ne nous adressons que rarement la parole, nous nous ignorons l’un et l’autre comme si nous étions les deux pôles sur lequel tournerait l’axe du monde, et qu’il nous serait interdit de nous rapprocher sous peine de déséquilibrer l’univers tout entier.

En ce qui concerne la lutte, nous nous tenons en respect, au sens propre comme au sens figuré. Peu d’échanges excepté ceux de nos corps égaux, avec le professeur pour médiateur. M. Lagrange a vite compris que nous ne sommes pas compatibles sur le plan des sentiments, mais qu’il peut nous faire rencontrer comme deux blocs irréductibles, impénétrables l’un par l’autre.

C’est comme se battre contre soi-même et chercher à se dépasser constamment, si bien qu’au fil des séances, nous avons progressé rapidement. Jusqu’à ce jour d’hui et le direct dans ma mâchoire. Je viens d’essuyer un revers et j’ai épuisé toute mon énergie pour échapper aux gendarmes. Romain est donc meilleur que moi et m’envoie plusieurs fois au tapis.

« Les gars c’est mou ! » crie M. Lagrange en alternant coups de sifflets et frappes dans les mains. « Cléanthe défends-toi ! Oh ! On se réveille là ! Lepetit ça y est t’es en dessous là, rentre-lui dedans il est pas en sucre, secoue-le moi ! »

Nous sommes accablés de remontrances jusqu’à la dernière minute. Le mini-tournoi a lieu la semaine suivante, nous devons être prêts à affronter les meilleurs des autres classes.

En retournant aux vestiaires, Romain veut me dire quelques mots.

« J’ai pas le temps » lui dis-je, « je dois apporter ses devoirs à Fatima ».

« Je m’en tape, elle attendra » réplique t-il.

Fatima est en convalescence depuis plusieurs jours après s’être étouffée avec son chewing-gum en plein contrôle d’histoire. La boule de gomme a gonflé dans sa bouche au point de lui bloquer la respiration, non pas comme une bulle, mais comme si elle avait avalé plusieurs paquets de chewing-gum. Elle s’est évanouie sur sa chaise et les secours ont eu du mal à lui donner de l’air à travers la masse rose qui débordait de sa bouche.

Comme elle habite près de chez moi, je me suis porté volontaire pour lui apporter les cours recopiés consciencieusement par ses copines de classe.

Romain n’est pas enclin à l’empathie.

« Dis faudrait voir à éviter les conneries d’ici la semaine prochaine. »

Comme je ne réponds pas, il continue en pointant mon ecchymose.

« Je connais c’que t’as là, tu t’es pas fait ça en tombant sur le tapis… j’ai eu la même chose y a quelques mois, un mec qui m’a pris en traître, tu vois ? »

Je ne peux pas éviter son regard qu’il plante dans le mien. Je m’en tiens à un mutisme absolu.

« Fais pas ton mystérieux avec moi, j’suis peut-être le dernier d’la classe mais j’en ai là », dit-il en se frappant le crâne comme on cogne à une porte. « C’est pas creux ! »

« Je fais ce que j’ai à faire, ça me regarde » dis-je.

« Je m’en tape ! On est pas potes, toi et moi, on va au tournoi, on met une taule aux pignoufs d’en face, après on règlera nos comptes, mais surtout, surtout : te fous pas de moi ! »

Une heure plus tard, dans mon repaire souterrain que nous avons rejoint après les cours, Hadrien m’accable à son tour.

« Tu es un abruti à neuf fois la puissance neuf ! C’était n’importe quoi, et qu’est-ce que tu en tires ? Des hématomes ! Joli résultat ! »

Comme Romain avant lui, il désigne du doigt l’auréole violacée qui orne ma joue gauche. Il fait les cent pas tandis que je gis au fond de mon fauteuil, les yeux perdus dans les motifs des tapisseries.

« Quant à l’anonymat dont tu aimais te parer, le voilà compromis à bien des égards. D’abord Willy, puis Romain, et bientôt tout le monde, avec ce que tu as là ! »

« Ca va Hadrien » dis-je alors, « c’est le week-end, dans deux jours on n’y verra plus rien. »

Willy Ducros m’a dit à demi mot qu’il se doute de ma double identité, et cela a été pour lui l’occasion de trafiquer le Pétarou, il voulait même tester de « nouvelles mécaniques », selon ses dires. Il n’y a là que de la bienveillance. Il en va autrement avec Romain Lepetit, qui nourrit une rancœur dont l’issue est imprévisible. Je dois donc me tenir sur mes gardes.

« Ce que tu as fait n’a servi à rien », continue Hadrien avec de la désolation dans la voix. « Tu es en manque d’action, mais ce n’est pas une raison pour te jeter contre des murs à la première occasion. Et avec ça on est en train de passer à côté de quelque chose. Ce qui est arrivé à Vincent Thifaine est tout de même étrange… »

L’individu en question, double de Jean-Marc Vidal et sous la coupe de Clément Aldric, se précipitait sur Julien Wouter pour l’empêcher de jouer sa sérénade. Il aurait réussi son forfait si, sur son passage, il n’avait pas craché gratuitement sur David. Il s’est étouffé alors sans raison avec sa propre salive qui jaillissait hors de lui.

« J’ai bien mon idée sur la question » dis-je pensivement.

« Eh bien, je t’écoute » dit Hadrien en arrêtant son va et vient pour m’examiner.

Je reste un moment silencieux avec mes idées, à me demander si je dois me confier à Hadrien.

« Pour le moment, tu ne dois sortir que la nuit, laisse tomber les interventions au collège, s’il te plaît. Bon, la lune sera pleine dimanche de la semaine prochaine, je vais voir s’il y a un lien avec l’Arc » dit-il pour meubler le silence.

Darlet et Graillon n’ont toujours pas reparu depuis cette fameuse nuit où je les ai envoyés quelque part hors de ce monde. Un frisson me parcourt.

« Tu sais quelque chose ? » demande Hadrien.

« Non, non, ne t’en fais pas, rien de dangereux là-dessous, j’y veillerai. »

Je ne veux pas lui dire ce qui me travaille depuis ce fameux soir, je me sens trop coupable et j’ai peur d’affronter mes responsabilités.

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