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Bourg-Malau
2 juin 2014

20- Aubade

Les semaines passent, et nous voyons poindre le printemps sur la vallée de la Mare. Il y a des bourgeons au bout des arbres dénudés, les plates-bandes se colorent de primevères, l’air frais porte l’odeur des beaux jours, et dans le ciel dégagé se répand des vols d’oiseaux de saison, la saison des amours.

Mme Lelièvre, en cours de Sciences naturelles, nous a révélé que, dans la nature, les individus mâles ont des atours plus chamarrés que les femelles. Ainsi nous apprenons que les messieurs étourneaux arborent « un plumage nuptial noir et brillant avec des reflets iridescents vert et rouge violacés. »

« J’ai des baskets comme ça, moi, madame » dit Romain du fond de la classe, « ça veut dire que j’ai mes chances avec une étournelle ? »

Rires des élèves. Impassibilité de l’enseignante.

« La femelle est plus terne, comme on le voit fréquemment dans d’autres espèces… » continue t-elle.

« Plus terne ? Ca veut dire habillée en gris, genre grand-mère ? J’en veux pas alors ! » lance Romain, avachi sur sa chaise.

Rire général.

« Ca veut dire, Monsieur Lepetit, que dans la nature, le mâle se fait toujours remarquer, et vous n’êtes somme toute qu’une espèce d’oiseau assez banale. »

De nouveau des rires, tandis que Romain se renfrogne.

Un autre oiseau est en pleine parade au même moment, c’est Julien Wouter. Depuis son arrivée au collège, il n’a eu de cesse de courtiser Kahina Roland, la petite amie officielle du très officiel Clément Aldric.

Aujourd’hui, nous sommes vendredi, Hadrien, Simon, David, Cédric et moi sortons de la cantine par la rampe qui rejoint la cour basse. Nous débattons sur le rôti de veau sauce forestière que nous venons de manger et que je suis le seul à défendre. Simon semble néanmoins de mon avis, mais le sujet est de peu d’intérêt en comparaison de ce que nous voyons tout à coup.

Julien, le jeune romantique franco-britannique, se tient devant le préau, une guitare dans les mains. A ses pieds, l’ampli est une énorme boîte noire dont il tourne quelques boutons. Un grésillement suivi d’un bruit assourdissant résonne dans toute la cour, haute et basse.

Hadrien se tourne vers moi et m’interroge du regard. Comme je le fixe, il me fait non de la tête.

« Ouh là ! J’ai une envie pressante moi », dis-je tout bas avant de m’esquiver en direction des sanitaires.

En passant près de Julien, je vois que le son aigu vient des cordes qu’il tient pincées au milieu du manche. Il en tire des modulations avec le vibrato.

Une bonne part des élèves est encore à la cantine, les autres se regroupent autour de lui, plusieurs jeunes filles joignent les mains et se mordent les lèvres.

Dans les toilettes, je prends en vitesse mon apparence de justicier grâce aux vêtements que j’ai dissimulés dans le faux-plafond, puis je sors discrètement pour observer la scène, posté à un angle du mur le long du bâtiment principal. Mes regards se portent vers la cour haute où se trouve le groupe de Clément Aldric. Je ne suis pas surpris de voir ce dernier accourir pour voir son rival entamer sa parade à l’adresse de sa petite copine. Kahina Roland, en retrait, a les joues un peu rouge mais fixe le musicien à distance avec une lumière particulière dans les yeux.

Un flot d’élèves déboule de la rampe en provenance de la cantine et fait une masse dans la cour basse, comme dans la fosse d’une salle de concert. Les « grands », Clément et les siens, sont au balcon. Face à eux, Julien, seul, enchaîne les accords sur sa guitare. L’air me devient familier.

Soudain il s’arrête de jouer et se met à chanter, d’une voix de tête claire et virile.

« Everyday I wake up and it’s Sunday… »

Les veines de son cou long et mince se gonflent. Je comprends qu’il a choisi cet endroit précis pour être entendu sans micro. La voix porte loin et s’entend jusqu’au fond de la cour.

« Whatever is in my eye won’t go away… »

Il a préparé son apparition de la même manière que je mets en scène mes interventions : avec efficacité et économie. J’éprouve une certaine sympathie pour ce jeune homme, bien qu’il soit très arrogant dans sa démarche.

« The radio is playing all the usual… »

A bien y réfléchir, courtiser la petite amie d’un autre a même quelque chose de choquant. Mais la victime se nomme Clément Aldric, le personnage le plus imbuvable du bahut, et la manière ne manque pas de panache.

« And what’s a wonderwall anyway… »

Julien reprend la guitare en sourdine en chantant le refrain de « Writing to reach you », puis appuie plus fort sur le pont, avec des notes plus aiguës sur les deuxièmes temps.

Cependant, Clément a donné des ordres à ceux qui se tiennent près de lui. Je vois deux sbires descendre de chaque côté de la cour haute. Ce sont Jean-Marc Vidal et Vincent Thifaine, deux redoublants de cinquième au sens de l’humour essentiellement tourné vers l’organe digestif et ses émanations gazeuses.

Je vois les pions sortir de la cantine et se diriger à leur tour vers le chanteur. Depuis la disparition de Graillon, officiellement en congé maladie, les surveillants manquent de coordination et d’initiative, si bien que la discipline se relâche dans nos rangs. Quant au proviseur et au proviseur adjoint, nous ne les voyons jamais. Ils restent enfermés dans leurs bureaux dans le bâtiment en contrebas, près de l’entrée, à l’opposé de nous.

Jean-Marc et Vincent, les brutes épaisses, donnent des coups de coudes et des coups de pieds pour se frayer un chemin jusqu’à Julien Wouter, semant des cris et des bleus sur leur passage. Les pions hésitent, je dois intervenir. Jean-Marc Vidal est le plus proche, j’attends encore un moment avant de foncer sur lui. Il est grand et un peu enveloppé, je dois viser le bassin et le percuter de toutes mes forces pour le renverser. Une fois à terre, je lui saute à pieds joints sur le ventre. Il en a le souffle coupé et ne se relève pas tout de suite.

Julien fait résonner les derniers accords de plus en plus fort, la tension est à son comble.

Je veux en profiter pour m’occuper de Vincent Thifaine, malheureusement je viens de me montrer et tous les élèves sont massés entre moi et mon objectif. L’effet de surprise est passé, je ne peux plus agir en un éclair. Je prends mon élan et me jette dans la foule. Des cris de joie fusent et chacun s’écarte pour me laisser passer.

Trop tard.

Je trouve Vincent à quatre pattes, vomissant de la bile. Près de lui se tiennent mes amis. David s’essuie le visage, Simon est hagard, Cédric sautille nerveusement.

« Il a craché sur David », me dit Hadrien à brûle-pourpoint, « et d’un coup il s’est mis à baver et à vomir de la salive… »

« Ca lui a sorti par les narines hé ! » s’écrie Cédric.

« Je ne sais pas ce qu’il a mais je crois que ça ira », dit Hadrien en me fixant résolument, « mieux vaudrait ne pas traîner. »

Je ne peux pas répondre, au risque qu’on reconnaisse ma voix sous l’écharpe rouge qui masque mon identité. Hadrien a raison, il y a trop de monde, je ne dois pas rester.

Je repars dans l’autre sens pour rejoindre les toilettes. Julien a terminé et remballe son matériel, la foule se disperse et ralentit mon retour.

Soudain, je me sens empoigné par le sac à dos et soulevé dans les airs. Deux mains me tiennent par le cou et par les jambes, je ne peux pas voir mon agresseur qui me maintient au-dessus de sa tête. Puis je suis projeté au-dessus des élèves. J’atterris sur mes pieds et un cercle se forme autour de moi et de Rémi Bourrat. Je lui lance allègrement :

« Salut Rémi-toupie ! »

Il grogne et adresse un signe à quelqu’un derrière moi. Je vois par-dessus mon épaule la foule s’écarter devant Jean-Marc Vidal, puis Rémi Bourrat en profite pour m’assener un coup de poing dans le ventre et dans la mâchoire.

Je sens le goût du sang dans ma bouche.

Puis plus rien.

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