Pourquoi ai-je prononcé ces mots ?

Esox lucius ?

Qu’est-ce que c’est ?

Il fera bientôt jour et je ne suis pas encore rentré, je dois faire vite, je réfléchirai à ça plus tard. Je reprends le Pétarou et disparais dans le tunnel qui me ramène dans mon repaire. Je me change en vitesse et retourne vers ma chambre.

Je m’arrête.

De la lumière passe par les interstices de la trappe sous mon lit. J’entends mon père. Il arpente la maison en hurlant comme un dément.

« Petit merdeux ! Salaud de gosse ! »

Ma mère bredouille quelque chose mais je ne comprends pas. Il crie plus fort encore. Sa voix se brise dans les aigus.

« NON ! Tu n’appelles pas les FLICS ! Il va revenir ton p’tit chéri, et il va s’en souvenir, crois-moi ! »

Il n’a pas tort, c’est sûr, je vais m’en souvenir.

Ils ont dû découvrir mon subterfuge ridicule en se levant quelques minutes plus tôt. Ma mère sera entrée dans ma chambre pour voir si j’allais mieux, et qu’aura t-elle trouvé à la place de son enfant souffreteux ? Un traversin et une cassette ! Elle aura poussé un petit cri de surprise, mon père sera venu voir…

Il a bien compris que je n’ai pas fugué, je vais revenir, je n’ai pas le choix.

Il a raison, trois fois raison, mille fois raison, parce que je vais me souvenir longtemps de cette nuit.

Je ne peux pas rentrer par le dessous de mon lit. Je sais que je vais être puni à vie, mais je ne veux pas dévoiler mon secret. C’est à moi, il me fera ce qu’il voudra mais il n’aura pas ça.

Je fais demi tour et sors par un accès qui donne dans le Bois Vigile à deux pas de notre maison.

Après avoir respiré un bon coup, comme avant une plongée en apnée, j’ouvre la porte. J’entre comme si je ne me doutais pas de ce qui m’attend.

Mon père hurle à l’autre bout de la maison, je l’entends venir tel un dragon du fond de sa caverne.

« Oh tu vas voir c’qu’il va prendre çui-là ! J’vais l’tuer, j’vais l’tuer ! J’en ai marre de ce merdeux ! Où t’étais enfoiré ?! »

Je reste à la porte sans bouger. Je viens de passer une nuit blanche, je n’ai pas l’énergie de supporter son cinéma, toujours le même, les cris, les coups, les anathèmes, les reproches littéralement crachés au visage, ses yeux de fou, ses dents qui s’entrechoquent. Pourtant le voilà, il déroule son spectacle en artiste, de la furie authentique, faite maison, travaillée et retravaillée, avec plein de sentiments dedans.

Je suis fasciné. Je le regarde m’accabler, m’insulter.

Et tout bascule.

Pour l’expliquer, je dois détailler tous ces éléments qui nous ont fait pencher du mauvais côté, lui et moi. D’habitude, il donne et je reçois, chacun dans son rôle, il frappe et j’encaisse, action et réaction newtoniennes, cette loi bizarre qui dit : « quand on pousse sur un mur, le mur ne bouge pas mais pousse dans l’autre sens avec une force d’intensité égale. » J’ai toujours été un mur, sans volonté motrice.

Je tenais.

Ce matin, dans cette aube grise, je ne tiens plus, je suis à bout. Mon père va pousser et moi aussi, mais au-delà des formules classiques, qu’Isaac me pardonne.

Vais-je lui dire que j’ai passé la nuit à chercher une fille disparue, que je l’ai trouvée dans un autre monde que le nôtre et ramenée malgré la menace d’un bourgeois armé ? Doit-il savoir que j’ai frôlé la mort au fond de la Mare et fait quelques cascades périlleuses ?

« Je suis sorti voir le ciel », dis-je en baissant les yeux.

« Tu te fous de moi ? Toute la nuit ? »

« Non, il y a une heure, c’est tout », j’essaie de ne pas paraître pitoyable, mais c’est raté.

« Et tu continues à te foutre de ma gueule, hein ? REGARDE MOI ! »

Je lève les yeux sur son visage déformé par la haine. Est-ce possible d’avoir autant de violence en soi ? Nous restons un moment à nous regarder, puis mon père semble réaliser tout le mépris que j’ai pour ses coups d’éclat, il doit même capter un air d’indifférence que mon extrême fatigue ne parvient plus à dissimuler.

Il prend son élan pour m’assener une gifle. Malgré moi, j’esquive le coup et le repousse loin de moi dans le même mouvement.

Action-réaction. Je suis passé de l’autre côté.

Il est furieux, il pousse un cri sauvage et se jette sur moi, les poings serrés. Je l’arrête d’un coup de pied dans le ventre suivi d’un direct dans la mâchoire. Il s’écroule à mes pieds. Ma mère hurle.

Je ne bouge pas, tétanisé par ma propre audace. Je crains maintenant l’escalade, je ne sais pas jusqu’où j’irai pour qu’il ne me frappe plus.

Il reprend péniblement son souffle mais se relève. Ses yeux restent fixés au sol un long moment, son visage n’exprime plus la colère, il n’exprime plus rien du tout, le vide absolu. Il tourne les talons et s’enferme dans sa chambre. Quelques minutes plus tard, il est habillé et quitte la maison en lâchant d’une voix rauque :

« Je vais bosser. »

On est dimanche.

13- La dispute

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