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Bourg-Malau
23 juin 2014

23- Combats divers

Le lendemain a lieu le tournoi interclasses de lutte. Le printemps s’installe avec son hésitation coutumière, faite de vent et de lumière, de bourgeons tremblants sous les nuages menaçants. La foule afflue au gymnase sous un ciel chargé où perce le soleil.

La salle de judo étant trop petite pour accueillir les spectateurs, les tatamis sont installés sur le terrain de basket où les gradins se remplissent de plusieurs centaines d’élèves et d’enseignants, quelques parents.

Je remarque dans tout ce monde que Hadrien est absent. En revanche, Willy Ducros est là, il me montre de loin son pouce levé. Simon est là aussi, ainsi que David, Cédric et toute la classe.

Je n’ai pas encore parlé à Simon. Depuis qu’il a été touché je repousse ce moment où je ferai face à ma faute, je crains plus ce face à face que tous les combats qui m’attendent sous les yeux de la foule.

Après les échauffements, les premières rencontres commencent. Ce sont d’abord les plus jeunes. Chacun son tour, pour deux minutes, nous enchaînons les figures contre les autres duos. Tous les lutteurs d’une tranche de classe doivent se rencontrer. Dans la catégorie « 6ème », Romain et moi prenons le pas sur tous nos adversaires. Cependant, les professeurs mâles qui ont organisé le tournoi ont eu l’idée imbécile de faire combattre les champions d’une catégorie dans la catégorie supérieure. Aussitôt, nous nous retrouvons face à des élèves de cinquième. Les deux premiers ne nous causent que peu de soucis, même s’il n’y a pas de tombé : nous gagnons aux points techniques.

Vincent Thifaine et Jean-Marc Vidal sont les suivants. Romain me prend à part.

« Ces deux-là ça va être autre chose… »

Il appréhende ma réaction, comme si je vais prendre peur après les coups que j’ai reçus.

« Te caille pas le raisin , dis-je, ils me connaissent pas, et puis c’est le moment d’arrêter les courtoiseries, non ? Je cours pas après les médailles ! »

C’est comme si je lui disais que le Père Noël va passer dire bonjour. Il me gratifie d’un sourire en coin et d’une franche tape sur l’épaule.

« C’est bonnard ! »

L’arbitre siffle la première manche. Romain passe en premier face à Vincent Thifaine. La brute se jette sur mon binôme, les bras en avant, mais Romain l’esquive, l’attrape à la taille et le projette au sol en le tenant par derrière. Il lui fait perdre la partie en le maintenant au sol par une torsion des chevilles.

Je m’attaque immédiatement après à Jean-Marc Vidal. Au coup de sifflet, nous hésitons à nous engager, puis je prends l’initiative en voulant le maîtriser par les bras, mais il est plus fort que moi et se dégage sans problème. Je ne veux pas lui laisser la moindre prise, je sais que je ne pourrai pas m’en défaire, alors je le contourne et lui fais une clé de bras. Là encore, il commence à se dégager. Je dois agir vite et appuie de tout mon poids dans la pliure du genou. Il vacille et tombe sans se faire mal. Je lui saute alors sur la poitrine et le maintiens au sol avec mes genoux sur ses épaules. Il se débat en vain.

J’enchaîne avec Vincent Thifaine, qui a des idées de revanche. Il n’attend pas le coup de sifflet et me gifle. L’arbitre siffle pour le sanctionner mais je me rebiffe d’une baffe en retour.

« Ca suffit ! » crie l’arbitre.

Il nous ordonne de nous remettre l’un en face de l’autre et d’attendre le signal.

« Et pas de coups non réglementaires ! » dit-il.

Au coup de sifflet nous partons l’un sur l’autre. Il est pourtant plus grand et plus costaud, mais j’ai envie de contact. Je le percute de la tête en pleine poitrine. Il stoppe sa course et me prend à la taille pour me soulever dans les airs. Une fois là-haut, j’arrime solidement mes bras à sa tête et porte de tout mon poids en arrière. Il est forcé de lâcher et je l’entraîne dans ma chute. Il s’écroule comme un monument.

L’arbitre siffle encore à en faire jaillir la salive de son cornet.

Mais Jean-Marc Vidal entre en piste et veut se jeter sur moi. Romain l’arrête dans son élan d’un coup de poing dans le ventre.

Vincent se relève et c’est la mêlée.

Tous les professeurs de sport doivent intervenir pour nous maîtriser tous les quatre.

Vincent et Jean-Marc fulminent, tandis que Romain et moi nous tenons les côtes de rire.

Puis tout bascule.

*

Les vitres du gymnase, à cinq mètres de hauteur, volent en éclats. Le ciel à l’extérieur est d’un noir d’encre, il y a un bref silence puis les corneilles envahissent l’espace par centaines. Leurs cris sont assourdissants. Tout le monde se met à hurler, et les portes sont heureusement assez larges pour permettre à presque tout le monde de vider les lieux. Je dis « presque » parce que Romain se tient toujours à mon côté, de même que M. Lagrange, le seul professeur à ne pas avoir fui.

Les oiseaux tourbillonnent violemment autour de nous, ils parcourent toute la longueur du gymnase puis reviennent pour nous griffer et nous écorcher de leurs becs et de leurs griffes.

« Sortez de là tous les deux ! » nous crie M. Lagrange.

Romain et moi restons où nous sommes, dans notre tenue de sport laissant nos bras et nos jambes à la merci des corneilles. Je pense que Romain est à la fois curieux du prodige et trop orgueilleux pour fuir avec les autres. Pour ma part, non seulement je ne lui veux rien céder, mais je suis aussi convaincu que je suis la cible des volatiles.

« Romain, écoute le prof, sortez, c’est mon affaire ! » je lui crie par-dessus les croassements.

« Ta gueule ! » me répond-il en haussant assez la voix pour que je l’entende, puis il assomme d’un coup de poing une corneille qui fonçait sur lui.

La nuée finit par se ramasser sur elle-même au centre du terrain de basket, puis le tourbillon s’élargit, les corneilles vont se poser tout autour de la vaste salle de sport et Charles Darlet apparaît.

Il est toujours revêtu de sa carapace de cuir, et tient fermement sa courte épée contre son flanc. Sur son épaule s’est posé un gros corbeau, il me semble même qu’il s’agit de celui qui me toisa dans la salle de maths, le jour de l’enlèvement de Christelle Trousset.

Darlet repousse le corbeau d’un mouvement d’épaule qui trahit l’agacement. L’oiseau se pose à ses pieds et pousse un cri rauque à Darlet. Celui-ci regarde autour de lui et découvre enfin notre présence. Nous le regardons médusés. Puis il fouille de sa main libre sous sa broigne, en tire un linge blanc percé en son milieu et le jette sur le corbeau.

L’animal remue sous le linge jusqu’à émerger par le trou, et se met à grossir. Il devient une forme noire qui s’éclaircit, grossit, et finit par prendre l’apparence d’Ivan Graillon, le CPE.

Nous restons bouche bée devant la transformation. Je ne sais pas quoi faire, en tenue de sport et à visage découvert. Sans Hadrien pour me conseiller. Et Darlet ? Que vient-il faire là ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?

Le temps est comme figé, plus personne ne bouge, nous nous entre-regardons en silence et rien ne se passe.

Darlet prend enfin l’initiative.

« Où est Esox Lucius ? »

Romain m’interroge du coin de l’œil. Je ne bouge pas.

« Il n’y a personne ici ! Vous le voyez bien, seulement deux élèves et moi », lui dit M. Lagrange.

Darlet nous fixe un long moment.

Romain se balance d’un pied sur l’autre. Je le sens prêt à engager le combat.

Mais c’est M. Lagrange qui s’avance, pour nous protéger. Darlet lève son épée et se jette sur le professeur. Le tableau est comique : M. Lagrange, grand et athlétique dans son survêtement, contre Darlet, petit et engoncé dans son costume de cuir. Pourtant Darlet a le dessus, il mouline tellement de sa pointe que M. Lagrange doit battre en retraite jusqu’à la grande porte du gymnase.

« Pars d’ici et ne reviens pas ! » crie Darlet. M. Lagrange s’exécute et décampe.

Mais M. Lagrange ne renonce pas, il revient à la charge comme un rugbyman, le buste en avant. Darlet fait un simple geste de la main qui tient son épée et, sans aucun contact, le professeur est projeté en dehors de notre champ de vision, de l’autre côté des portes. Nous entendons son grand corps heurter violemment le sol, assez fort pour qu’il perde connaissance, ce qui explique qu’on ne le revoie pas.

« Je veux voir Esox Lucius ! Qu’il vienne ici ! » ordonne le gros homme. Quelque chose a changé en lui. J’ai envoyé un homme terrorisé dans le Sidh et son visage exprime aujourd’hui une étonnante assurance.

« Me voilà ! » lance quelqu’un en haut des gradins. Il a ma taille, mais présente une silhouette plus frêle, le sweat noir et le pantalon de survêtement noir sont trop grands pour lui. A cette distance, je ne peux pas bien distinguer les yeux au-dessus de l’écharpe rouge et sous la capuche, mais je reconnais sa voix.

C’est Hadrien.

Je ne sais pas ce qui lui prend, on dirait qu’il veut prouver quelque chose, c’est de la folie. Je reste spectateur, incapable de prendre une décision. Darlet semble satisfait.

« Eh bien avorton ! Je te salue ! Mais viens donc ! N’es-tu pas surpris de me revoir après mon exil ? »

« Que veux-tu ? » demande Hadrien derrière le masque d’Esox Lucius.

Darlet ne répond pas tout de suite, il regarde Hadrien puis esquisse un sourire fier. Il est déterminé et il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Après un temps, je l’entends reprendre à voix haute la question d’Hadrien :

« Ce que je veux ? »

Il brandit alors son épée et tonne sous la voûte du gymnase :

« Je veux la justice ! »

« La vengeance plutôt… » dis-je pour moi-même à voix haute. Darlet se tourne vers moi et me reconnaît, le remplaçant de son défunt assistant pendant les vacances de la Toussaint.

« Monsieur Cléanthe ? Que voulez-vous dire ? Il n’est pas question de vengeance, me venger de qui ? »

« De celui qui vous a envoyé dans un autre monde que celui-ci. »

Nos regards se heurtent, la tension monte d’un cran. Ça y est, je reprends la main. Je prends conscience que Romain est toujours là. Je ne veux pas de lui ni d’Hadrien dans les parages. Il y a de la magie tout autour de nous, je ne sais pas de quoi Darlet est capable, et je ne veux pas qu’un ricochet les atteigne comme Simon.

« Romain fous le camp s’il te plaît » dis-je sans lâcher Darlet des yeux. « Et emmène l’encapuchonné avec toi. »

Je sens qu’il hésite. L’apparition d’Esox Lucius a du le faire douter de ma double identité, peut-être a t-il pensé un bref instant que je suis doué d’ubiquité. Puis je l’entends dire très calmement :

« Je veux voir, je reste. »

Sa réponse ne m’arrange pas du tout, et je ne sais pas comment m’adresser à Hadrien. Mais un nouvel événement me tire malgré moi de l’impasse.

Les corneilles se mettent à croasser très fort tandis qu’une forme apparaît au-dessus du terrain de basket. Les contours se précisent et je reconnais la silhouette svelte de Jonathan Ramiot. Il a toujours son sourire rassurant, son air serein.

« Hors d’ici démon ! » crie Darlet en se mettant en garde. Il adresse un signe à Graillon qui se métamorphose immédiatement en grand corbeau pour battre le rappel de leur armée à plumes. La nuée se rassemble et fond sur Jonathan. Celui-ci se laisse traverser puis cerner par les corneilles. Le corbeau Graillon supervise l’attaque en vol stationnaire à distance, et ce recul lui est salutaire : de l’intérieur de la masse noire, une lumière aveuglante jaillit et tous les assaillants tombent raides morts aux pieds de Jonathan.

Darlet psalmodie des incantations et donne un coup d’épée dans l’air en direction de Jonathan. Celui-ci reçoit un coup invisible et se retrouve au sol. Son visage ne sourit plus. Il se redresse et fait doucement un revers de main. Aussitôt Darlet est projeté en arrière. Sa cuirasse amortit le choc et il se relève avec une vivacité étonnante pour sa corpulence.

Il reprend position et s’apprête à réitérer son attaque contre Jonathan. Même si celui-ci s’en sort très bien tout seul, je décide de l’aider et me jette sur Darlet. Celui-ci s’étonne de me voir agir ainsi, et je m’étonne à mon tour de sa réaction, comme s’il ne comprenait pas mon attitude. Qu’y a t-il d’étonnant à ce que je prenne parti pour le spectre de l’être qu’il a tué ? Non seulement Darlet a tué Jonathan, mais il s’acharne encore sur lui après sa mort !

Mais Darlet se ressaisit, il n’attend pas que je l’atteigne et porte toute sa masse contre moi. Je ne fais pas le poids et me retrouve brutalement bousculé. Dans le même élan, il relance son attaque contre Jonathan. Celui-ci accuse encore le coup en s’affaissant sur lui-même. On ne voit rien, les coups sont portés dans l’air, pourtant l’impact est visible.

Je suis par terre, suite à ma rencontre avec Darlet. Je jette un regard à Romain, celui-ci comprend que je lui passe le relais et se jette à son tour contre le gros homme. Darlet a anticipé une nouvelle attaque et se tourne immédiatement vers Romain après avoir porté son coup contre Jonathan. Romain est lancé, l’épaule en avant, quand Darlet rengaine en un éclair son épée. Il attrape Romain dans son élan et transforme l’impact attendu en une sorte de lancer de javelot dont Romain fait office de projectile. Il parcourt ainsi plusieurs mètres au-dessus du sol à une vitesse prodigieuse et percute avec fracas les gradins.

Je cours aussitôt le voir et arrive en même temps que Hadrien.

« Sa tête a heurté le banc, il faut le faire sortir d’ici au plus vite » dit-il pour lui-même.

Son attitude m’énerve, le coup reçu par Romain m’énerve, le retour de Darlet m’énerve, ses attaques puissantes contre Jonathan Ramiot m’énervent, tout m’énerve. Je viens d’affronter à la lutte des types plus âgés que moi, puis les corneilles, et maintenant Romain qui a besoin de soins. Je suis usé, mes nerfs lâchent et Hadrien se prend la première bordée :

« Eh bah tu l’attrapes avec ton nouveau costume et tu fous le camp de là ! » Je dis tout ça sans desserrer les dents.

Hadrien me foudroie du regard, du moins c’est ce que je perçois de la seule chose visible entre l’écharpe et la capuche.

« Je t’ai apporté un change abruti » dit-il en me lançant un sac contenant ma tenue d’Esox Lucius.

Je me change en vitesse sous un banc, puis nous réapparaissons tous les deux. Jonathan a repris sa place au-dessus du sol, il est en plein combat ectoplasmique contre Darlet, des éclairs bicolores jaillissent de partout, font des trous dans les murs en béton et le revêtement du gymnase. Aucun d’eux ne prête attention à deux jeunes à capuche qui en soutiennent un troisième sous les épaules vers la sortie.

J’ordonne encore à Hadrien de déguerpir et retourne dans la grande salle. Je me jette sur Darlet encore une fois, pour le détourner de Jonathan, mais quelque chose de bizarre renverse à nouveau la situation. On peut penser qu’il y a eu suffisamment de choses bizarres jusqu’ici, pourtant cette bizarrerie-là dépasse les autres.

Je reçois un coup à l’épaule d’une telle violence que j’en ai le souffle coupé.

« Idiot ! » peste Darlet près de moi.

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